Myriam Jacob-Allard, T’envoler — Charles Guilbert

[Automne 2019]

Dazibao, Montréal
Du 7 février au 5 avril 2019

Par Charles Guilbert

L’exposition T’envoler peut être vue comme une installation à grande échelle1, tant les liens entre les nombreuses œuvres – plus d’une quinzaine – sont solides, et tant l’effet immersif de l’ensemble est fort. Elle est d’une ampleur et d’une complexité qui rendent impossible, ici, un compte rendu exhaustif. Nous nous concentrerons donc sur ce qui, selon moi, est le trait distinctif de l’approche de Myriam Jacob-Allard : sa sensibilité aux tonalités, qu’elles soient liées aux mots, à la musique ou aux images.

L’œuvre autour de laquelle gravite toute l’exposition, Les quatre récits d’Alice, est une installation vidéo composée de quatre écrans, tous séparés en deux parties. À droite, on voit l’artiste, quasi immobile, qui parle et, à gauche, des images d’archives qui défilent. Quand on met les écouteurs, on découvre avec surprise que c’est une voix ancienne qui émane de la jeune artiste. Il s’agit de celle de sa grand-mère, Alice, qui raconte un épisode marquant de sa vie : la fois où, travaillant à la ferme, elle a été happée par un ouragan et s’est envolée.

À travers ce choc entre la parole et l’image, qui de prime abord produit un effet comique, c’est la tonalité particulière du discours de l’aînée qui est mise en relief. Son accent, sa syntaxe, son vocabulaire, ses inflexions, et même les types de chevilles qu’elle utilise (« en tous les cas », « faque là »), nous renvoient à cette oralité terrienne qu’ont célébrée les œuvres canoniques du cinéma québécois. Malgré la virtuosité avec laquelle l’artiste synchronise ses lèvres avec les mots de sa grand-mère, un décalage se produit (temporel, notamment) que des stratégies visuelles semblent chercher à atténuer. Le tissu vert froissé devant lequel se trouve l’artiste, green screen volontairement amateur, peut être vu comme un désir de se rapprocher de l’authenticité d’Alice. Et l’air impassible de l’artiste, dont le visage est crûment éclairé, semble en harmonie avec la voix traînante et âgée.

La tonalité même du récit de la grand-mère est ambiguë, les détails très terre-à-terre (le champ de rhubarbe, la clôture…) contrastant avec l’aspect presque magique de l’emportement dans les airs. Cette tension entre ordinaire et extraordinaire est renforcée par la double provenance des images d’archives qui illustrent de façon exagérément littérale tout ce qui est raconté ; des scènes banales qui ont été glanées sur Internet côtoient des images impressionnantes provenant de grands films de catastrophe. Ce jeu de fines discordances prend encore plus de force quand le spectateur, passant d’un écran à l’autre, porte attention aux petites incohérences qu’il y a entre les quatre versions du récit que fait la grand-mère, et notamment l’âge qu’elle avait au moment de la tempête (14 ans, puis 13, 12 et 11). Ce que l’artiste pointe à travers ces variations et ces décalages (avec humour, mais non de façon ironique), c’est le travail de remodelage fictionnel qui fonde non seulement notre rapport au monde2, mais aussi notre capacité à créer un réel partagé. L’épisode d’envol, sinon traumatique, du moins exceptionnel, Alice le rejoue fictionnellement pour elle-même et pour ses proches. C’est aussi ce que fait sa petite fille en créant des objets qui reprennent, sur différents registres et à travers différentes techniques, des aspects du récit ; dans la galerie, on retrouve entre autres, disséminés aux quatre vents, des tornades en papier mâché (dont une géante), des vidéos d’animation et des cailloux sur lesquels est peinte la maison de la grand-mère.

Une question spécifique, liée à cette « création du réel », semble chère à l’artiste : celle de la construction de l’authenticité. La chanson qui emplit l’espace, imposant son rythme lancinant à l’ensemble de l’exposition, nous met sur cette piste. Elle provient de la deuxième œuvre clé : une installation vidéo constituée de trois projections où l’on voit respectivement l’artiste, sa mère et sa sœur qui entonnent T’envoler, une pièce western de Paul Daraîche. Le fait que les trois chanteuses tournent fantastiquement sur elles-mêmes, perdues dans un fond noir, rappelle le motif de l’ouragan. Et la présence du mot « envoler », ici utilisé de façon figurée (puisqu’il s’agit d’un amour perdu), fait écho à l’histoire d’Alice. Mais c’est la tonalité troublante de cette œuvre qui lui donne toute sa pertinence. La voix suraiguë et nasalisée de l’artiste, la lenteur du tempo et la langueur des accords arpégés reprennent, en les appuyant, certaines des caractéristiques qui permettent aux musiciens country-western d’asseoir leur authenticité (valeur suprême pour eux et pour leur public). C’est grâce à celles-ci qu’ils construisent des éthos : non pas des sentiments, mais des représentations codifiées de ceux-ci3.

Trouvant la distance juste pour dévoiler ces codes sans pour autant les discréditer, l’artiste redonne à l’authenticité, importante pour tous les humains, son statut de question existentielle. Comme les chansons western, ses œuvres s’appuient sur la valorisation de la vie ordinaire, de la simplicité, de la sincérité, de la solidarité familiale et des origines rurales. Mais toujours en elles quelque chose dissone un peu, comme pour rendre aux mots, aux images et à la musique une liberté et une légèreté primordiales.

1 Bernard Lamarche en donne une intéressante définition dans son texte intitulé « Sortir du lieu : l’installation », dans Installations. À grande échelle, Québec, Musée national des beaux-arts du Québec, 2016.
2 Dans Pourquoi la fiction (Paris, Seuil, 1999), Jean-Marie Schaeffer montre que le traitement fictionnel des souvenirs est essentiel à l’équilibre psychique.
3 Catherine François a déposé en 2011, à l’Université Laval, une thèse postdoctorale fascinante portant sur ce sujet : « La chanson country-western, 1942– 1957. Un faisceau de la modernité culturelle du Québec ».

 
Charles Guilbert est artiste (vidéo, installation, dessin, chanson, écriture), critique d’art et professeur de littérature. Au cours des cinq dernières années, il a aussi été commissaire, en collaboration avec Marlène Boudreault, de dix expositions, dont, en avril dernier Nos corps (œuvres de JJ Levine, Rachel Echenberg et Sylvie Cotton).

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 113 – TRANS-IDENTITÉS ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Myriam Jacob-Allard, T’envoler — Charles Guilbert ]