[Automne 2024]
Phase Shifting Index
par Marie Perrault
[EXTRAIT]
Présentée d’abord au Centre Pompidou à Paris et au Swiss Institute de New York en 2020, Phase Shifting Index est arrivée au Québec après une tournée nord-américaine. Dans cette installation vidéo à sept canaux mise en place à la Fonderie Darling par le Musée d’art contemporain de Montréal, Jeremy Shaw montre sur autant d’écrans indépendants un groupe de personnes engagées dans des mouvements physiques rituels. Chacune des vidéos qui composent l’œuvre reprend la facture de films documentaires datant des années 1960 et 1990, en imitant jusqu’aux styles vestimentaires de l’époque, associés aux différents mouvements holistiques alternatifs représentés. Dans un registre pseudo-documentaire, une narration en voix hors champ décrit les proto-coles gestuels qui transforment les perceptions corporelles et modifient les consciences en promettant une élévation future à ceux et celles qui s’adonnent à ces prestations.
Sous le commissariat de John Zeppetelli, l’aménagement de la grande salle de la Fonderie Darling, où les écrans suspendus sont disposés en ligne brisée, permet de se plonger dans chacune des vidéos, ainsi que d’en apprécier l’ensemble d’un seul regard. Recouverts de tapis moelleux, le plancher, les estrades le long d’un mur de la galerie et les sièges placés entre les écrans induisent une expérience corporelle singulière, ancrée dans le vécu de l’assistance.
L’installation est abord rythmée par la cacophonie des différentes chorégraphies décrites dans chacune des projections vidéo, devant lesquelles on s’immerge dans la gestuelle, la recherche de transcendance et les croyances des protagonistes. Leurs rythmes respectifs s’accordent peu à peu pour finalement se fondre dans des effets stroboscopiques, puis composer une seule et même image où se mêlent des plans rapprochés des différents acteurs, modifiés par datamoshing, un procédé de composition numérique consistant à induire volontairement des erreurs de compression. Les effets de lumière ainsi obtenus etle rythme de la musique nous plongent alors dans l’ambiance d’un rave, un rassemblement populaire figurant en quelque sorte dans la nébuleuse des rituels initiatiques montrés précédemment.
Depuis vingt ans déjà, Jeremy Shaw explore différents protocoles de recherche de sublimation, notamment par la prise d’hallucinogènes, la danse, les exercices de respiration en groupe, la prière de type religieux et les pratiques spirituelles, qui s’avèrent autant de propédeutiques à une illumination profane ancrée dans une expérience incorporée. Cette approche met en avant, avec des moyens plastiques spectaculaires dans le cas de Phase Shifting Index, des questionnements éminemment métaphysiques, comme le dépassement de soi, la dissolution des limites corporelles et l’atteinte d’un ailleurs ou d’un au-delà à l’intérieur de soi, ainsi que les systèmes de croyances qui les sous-tendent. Le commentaire intégré aux pseudo-documentaires oppose d’ailleurs la ferveur dont ces projections témoignent à la description objective des rituels gestuels qui nous sont donnés à voir, parfois dans un propos relevant du langage des sciences cognitives. À ce titre, l’œuvre constitue presque une anthropologie sociale, autant de ces systèmes de croyances que de la rationalité documentaire ou scientifique qui tente de les expliquer.
Par ailleurs, l’évolution des différentes projections vers leur amalgame synchronisé à l’échelle de l’installation inscrit l’espace de présentation et notre expérience de l’œuvre dans un ultime terrain d’étude. Ce dénouement nous renvoie à notre vécu en tant que sujet dans l’espace de la galerie, où intervient aussi le caractère singulier de l’ancien espace industriel de la Fonderie Darling. Les rituels évoqués ne sont pas sans rappeler des activités physiques plus courantes, comme le yoga ou la mise en forme, visant un corps fantasmé ou un dépassement de soi dans la pleine conscience. Les états limites des propédeutiques ici montrées servent somme toute à engager une réflexion plus générale sur la condition humaine où le caractère extrême, voire l’excentricité des rituels documentés, évoque par ricochet des quêtes de transcendance plus répandues que celles qui nous sont révélées. J’y ai pour ma part vu une métaphore de l’expérience artistique, notamment la recherche d’idéal, de communion entre individus ou de dépassement de soi qui la caractérise.
Dans le contexte, la critique et le discours sur l’art correspondent aux propos des pseudo-documentaires audibles en première partie de l’œuvre. J’ai pris plaisir à être ainsi happée en tant que protagoniste de ce maelström spectaculaire et à y vivre en quelque sorte la même illumination profane.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ] [ L’article complet en version numérique est disponible ici : Phase Shifting Index]