[Automne 2008]
Phi Group, Montréal
Œuvre de commande uniquement financée par des intérêts privés, le court métrage Next Floor de Denis Villeneuve est un film extrêmement ingénieux et original, tant par son scénario que par sa facture visuelle.
Lauréat du grand prix Canal + à la 47e Semaine de la critique au Festival de Cannes, le film d’une dizaine de minutes montre la tenue d’un banquet au cours duquel onze convives, servis sans relâche par plusieurs valets, mangent comme s’il n’y avait pas de lendemain, se goinfrant sans vergogne jusqu’à défoncer peu à peu les planchers.
D’étage en étage, les convives, imperturbables, restent toujours dans la même position et continuent de manger. Ils semblent complètement hors du temps, arborant coiffures, maquillages et tenues d’une autre époque. Ils ne se soucient guère non plus du lieu dans lequel ils se trouvent puisque le bâtiment s’effondre petit à petit sans que personne n’y fasse attention, sauf le maître d’hôtel, qui porte un œil menaçant et plein de reproches sur le tableau décadent qu’il se doit de regarder.
Car c’est bien d’un tableau animé qu’il s’agit, le film étant pratiquement dépourvu de dialogue. La place est donc ici entièrement laissée à l’image seule, qui a dans ce cas-ci un langage particulier. En effet, non seulement l’atmosphère dégagée par la photographie et l’éclairage rappelle-t-elle l’univers surréaliste, mais il est aussi possible de faire un parallèle avec le monde visuel de Peter Greenaway (surtout le film Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, 1990), cinéaste et vidéaste qui expérimente beaucoup le pouvoir de l’image au cinéma.
De plus, le choix des acteurs semble avoir été influencé par les visages particuliers dont Fellini raffolait, tant ils sont ici caractéristiques et singuliers. En fait, chaque personnage, par son costume et sa façon d’agir, paraît représenter une période de l’histoire contemporaine (uniforme ressemblant à celui des officiers nazis, chaussures et coiffures à la mode des années 1920, etc.).
Une grande attention est également portée à la confection et à la facture visuelle des plats servis aux convives. Véritables natures mortes suintantes et gluantes montrées en gros plans, les assiettes semblent même être un amalgame d’une partie du corps humain et d’un plat connu (par exemple, des huîtres dont l’intérieur ressemble à un cerveau). De plus, ces mets, apportés tels des trophées, sont souvent agrémentés de la tête, voire du corps mutilé de l’animal qui sera dévoré, ajoutant à la barbarie et à l’infamie de cet échantillon d’étranges personnages.
Toujours en rapport avec l’aspect visuel du film, il est à noter que dans la mesure où il s’agit d’un film sans dialogue, l’utilisation courante du gros plan permet au spectateur de saisir les émotions ressenties par chacun des personnages. En effet, certains commencent par être de simples témoins, et ne prennent part au buffet que lorsqu’ils sentent qu’ils n’en ont plus le choix. À ce moment, une larme sur une joue ou un regard réprobateur vers le voisin peut prendre une importance considérable.
Bien sûr, à travers cette galerie d’individus hauts en couleur, dont chacun semble représenter une époque révolue, Denis Villeneuve fait une critique de la gourmandise de la société occidentale, qui consomme sans retenue. En effet, plus le film avance, plus les convives ressemblent aux animaux qu’ils mangent, dans leurs agissements comme dans leur maquillage, qui, à mesure que les planchers s’effondrent, semble se figer sur leur peau. Ainsi, leur humanité disparaît en même temps que le poids des aliments qu’ils consomment s’alourdit. Ils descendent donc toujours de plus en plus bas, jusqu’à ce qu’ils atteignent le point de non-retour. Comme si l’humanité avait jusqu’à maintenant su renaître de ses cendres, mais qu’il était possible qu’il n’en soit pas toujours ainsi. C’est d’ailleurs ce que semble vouloir communiquer au spectateur le regard de glace du maître d’hôtel, qui fixe l’objectif avec insistance à plusieurs reprises, surtout à la fin du film. C’est l’œil du témoin qui tente de nous prévenir du carnage qui pourrait survenir…
Dans les entrevues qu’il a accordées à propos de Next Floor, Villeneuve a souligné à plusieurs reprises que même s’il s’agit d’une commande, ce film est en fait plus personnel et proche de ses préoccupations que toutes ses œuvres précédentes. Il n’est donc pas étonnant que le cinéaste d’Un 32 août sur terre, vu son incontestable talent, parvienne à toucher une corde sensible tout en faisant preuve d’une grande originalité visuelle.
Il est à noter que le film Next Floor sera présenté en ouverture du Festival du nouveau cinéma, qui se tiendra à Montréal à partir du 8 octobre 2008.
Réalisateur: Denis Villeneuve
Idée originale: Phoebe Greenberg
Scénario: Jacques Davidts
Directeur de la photographie: Nicolas Bolduc
© PHI group
Virginie Doré Lemonde termine présentement une maîtrise en Études cinématographiques à l’Université de Montréal portant sur la représentation de l’artiste moderne au cinéma. Elle a également écrit une critique lui ayant permis de se rendre au Festival de Cannes 2008.