Déballer la bibliothèque de Serge Clément – Zoë Tousignant

[Automne 2014]

Par Zoë Tousignant

Par un dimanche d’avril enneigé, je suis allée à Québec découvrir Constellations, l’exposition de Serge Clément présentée du 21 mars au 20 avril 2014 chez VU, centre de diffusion et de production de la photographie. J’en savais peu de chose, en dehors de son idée centrale : montrer la collection de livres photographiques de Clément. Dès mon entrée dans la galerie principale du centre d’artistes, j’ai noté le caractère inhabituel de cette présentation – l’exposition offrait une expérience inattendue et potentiellement éclairante de l’ouvrage photographique.

Quatre vitrines horizontales contenant une cinquantaine de livres étaient disposées harmonieusement dans la pièce. L’assistant de la galerie m’expliqua aimablement que chaque vitrine se divisait en deux thèmes. La première comprenait ainsi un ensemble de livres photographiques ayant eu un impact crucial sur Clément au début de sa carrière ainsi qu’un autre groupe d’ouvrages qui avaient influencé son développement. La deuxième vitrine présentait des livres examinant la notion de fiction et sa place dans la réalité, de même que d’autres qui utilisaient la photographie vernaculaire comme matériau et comme inspiration. La troisième réunissait des publications abordant l’identité culturelle et l’auto-représentation, tandis que la dernière jumelait des ouvrages sur la nature et l’agriculture à des livres consacrés aux cochons sous une forme ou une autre.

La majorité des livres étaient présentés fermés, mais une « constellation » de trente-quatre photographies s’étalaient sur le mur de la galerie, reproduisant des doubles pages de certains des livres en vitrine. À ces deux composantes centrales de l’exposition s’ajoutaient divers éléments répartis dans la salle : ainsi, une photographie de la série Open Passport, réalisée par John Max en 1972, était accrochée à côté d’une brochure provenant de l’exposition originale ; une pile de livres d’autoportraits de Lee Friedlander accompagnait un autoportrait de Serge Clément datant de 1977 ; un facsimilé de Shashin yo Sayonara (Adieu à la photographie) de Daido Moriyama était disponible pour consultation ; et l’on projetait deux films révélant, à la manière d’un folioscope, Cover to Cover (1975) de Michael Snow et In Almost Every Picture #6 (2007) d’Erik Kessel.

La présence d’un éventail de publications aussi riche – des titres parus depuis les années 1960 jusqu’à nos jours, en Allemagne, en France, au Japon, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada et ailleurs – suscitait un désir de les prendre une par une, et de passer le reste de l’après-midi à explorer leur contenu. Leur inaccessibilité s’opposant à mon désir, j’ai été amenée à me poser plusieurs questions. Quel type d’expérience le visiteur est-il censé vivre par l’intermédiaire de ces livres ? Quelle histoire leur association nous raconte-t-elle ? Avons-nous atteint un point dans la reconnaissance du livre photographique comme forme créative où le potentiel symbolique de l’objet éclipse son utilisation ? Du moins, il m’apparaissait qu’en transformant un objet manipulé et « lu » en un objet regardé à distance, l’exposition faisait une déclaration significative sur le nouveau statut du livre photographique dans l’histoire du médium.

Prélude à l’exposition. J’ai rencontré Serge Clément et Alexis Desgagnés, le commissaire de l’exposition, par un dimanche après-midi ensoleillé à Montréal, quelques semaines plus tard1. Ils ont généreusement répondu à mes questions et m’ont parlé des raisons pour lesquelles il leur avait semblé important de monter ce projet.

Clément s’intéresse au livre photographique – à la fois comme forme artistique et comme objet de consommation – depuis plus de trente ans. Pourtant, explique-t-il, c’est seulement au cours de la dernière décennie, avec la parution de plusieurs histoires internationales et locales du médium, que son intérêt a pris un tour plus formel :

« C’est seulement au cours des dix dernières années, depuis la publication d’ouvrages disant “ces livres sont importants”, que j’ai réalisé que j’étais un collectionneur malgré moi. En fait, je ne me sens pas vraiment collectionneur, je suis plutôt passionné par certaines recherches, certaines quêtes et par la puissance du langage photographique. »

Chaque fois que le photographe allait chez VU utiliser une chambre noire, il apportait des livres pour les montrer à ses collègues, dont Desgagnés. « Cela faisait des années qu’on en discutait. […] C’était un des points de rencontre entre Alexis et moi. Tous les deux, pour des raisons différentes et semblables, nous étions intéressés par le livre photographique et ce qu’il devenait. »

La fascination de Desgagnés pour le livre photographique a également été validée par la récente hausse de popularité du genre, et il a consacré plusieurs essais à ce phénomène 2.

Parallèlement, en tant que membre du personnel administratif de VU pendant cinq ans et directeur artistique du centre de 2012 à 2014, il a œuvré à la promotion du genre au niveau institutionnel. Il est convaincu qu’il est encore trop sous-évalué au Québec :

« Au Québec, en arts visuels, la plupart des livres sont des monographies. Les programmes de subventions sont structurés de telle sorte que, si l’on veut faire un livre en arts visuels, il faut l’envisager comme un outil de promotion. Pour moi, c’est absolument incompatible avec l’idée du livre d’art comme projet créatif à part entière. »

L’inconvénient majeur des programmes actuels d’aide financière est en effet d’exiger un contenu textuel et didactique substantiel, favorisant ainsi les monographies. Les livres qui sont exclusivement composés d’images, ou qui utilisent le texte comme procédé créatif, sont rejetés d’emblée. Déplorant les limites de ces programmes, Clément ajoute : « Les monographies ont leur place, mais il ne faut pas que ce soit la seule référence comme livre. […] Selon moi, il y a d’autres enjeux dans le livre photographique. »

Pour souligner la particularité de ce genre comme mode d’expression artistique, notamment en ce qui a trait à l’exposition, Clément explique :

« Dès mes premières expositions, je faisais des livres photographiques. À l’origine, ils collaient un peu plus aux types de narration que j’établissais dans les expositions, mais, à partir des années 1990, j’ai commencé à les percevoir et à les publier comme des entités distinctes. Aussi, un peu à la même époque, il y a eu dans les institutions toute la poussée de la “photographie comme tableau”, la photographie unique avec ses références à l’histoire de l’art. Pour moi c’était une des pratiques en photographie, mais il y en a une autre qui parle plus du récit, et le livre occupe ce créneau. C’est quelque chose que j’ai d’abord compris, puis que j’ai essayé de concrétiser dans ma pratique. Je mettais les choses en forme différemment dans mes expositions, et rapidement j’ai commencé à produire des livres où il y avait beaucoup plus d’images que dans l’exposition correspondante, mais c’était le même projet. C’était deux façons différentes de réfléchir au même projet. Et c’était autre chose qu’un catalogue d’exposition. »

Ainsi, pour Clément et Desgagnés, l’exposition proposée chez VU permettait non seulement de reconnaître la validité du livre photographique en tant que forme distincte de création artistique, mais de rendre perceptible le rôle qu’il avait joué dans le travail et la carrière d’un artiste en particulier.

L’exposition comme autoportrait. Lorsque Clément et Desgagnés ont commencé à travailler sur cette exposition, processus qui consistait essentiellement, au départ, à passer en revue ensemble la vaste bibliothèque personnelle de Clément, ils se sont aperçus qu’ils avaient tendance à recourir à un système de classification canonique et relativement impersonnel, fondé par exemple sur le pays d’origine d’un livre ou sa date de parution. Puis ils ont décidé que l’exposition serait non pas une histoire générale du livre photographique classique, mais un reflet de la façon dont Clément lui-même percevait sa collection – et, par extension, sa carrière – aujourd’hui. Comme Desgagnés le note :
« La dimension subjective est apparue. Je me suis dit que si on avait à faire un projet comme ça, aussi bien qu’il soit ancré dans l’actualité et que nous assumions la subjectivité de celui qui collectionne, qui est photographe aussi. Alors, on a commencé à diluer les catégories, à intégrer la subjectivité de Serge de différentes manières. »

Je leur ai demandé si la sélection de livres présentée dans l’exposition fonctionnait également comme le témoignage d’une histoire commune pour la génération de photographes qui ont atteint l’âge adulte dans les années 1960 et 1970. Sans écarter ma suggestion, Clément a réaffirmé que le processus de sélection s’est retrouvé spontanément lié à sa vie et à ses expériences.

« Rapidement Alexis m’a demandé quels étaient les livres les plus signifiants. Je lui parlais du livre [Nothing Personal] de Richard Avedon, qui est venu avant The Americans de Robert Frank. C’est un portrait de l’Amérique qui est extrêmement critique, dérangeant. C’est un livre qui a joué un rôle essentiel dans ma vie, dans le fait que je continue à faire de la photographie. Je crois qu’il a contribué à l’importance que la photographie a prise dans ma vie. »

La décision d’inclure le tirage de John Max et la brochure de l’exposition fait partie des stratégies destinées à souligner l’idiosyncrasie de la collection et l’histoire personnelle qu’elle retrace. Clément était jeune étudiant lorsqu’il a vu l’exposition de John Max, Open Passport, en 1972 : cette approche radicale de la séquence photographique a également joué un rôle décisif dans sa propre évolution. En réfléchissant à la collection de Clément comme lieu de sens, Desgagnés fait remarquer ce qui suit :

« Walter Benjamin parle de la collection comme résultant d’un désir ardent d’éviter que des choses se dispersent dans le temps et dans l’espace, bref, dans l’histoire3. Toute collection est donc nécessairement redevable ou tributaire d’un tel désir, porté par quelqu’un qui a voulu mettre en cohérence des éléments disparates de l’histoire. Et cette cohérence est absolument liée au fait que ce n’était pas ici un dilettante de la photographie, mais quelqu’un qui cherchait quelque chose de précis dans le champ particulier de la photographie. »

Les livres réalisés par Clément étaient cependant absents de l’exposition, pour la simple raison qu’il ne souhaitait pas légitimer ses œuvres en les insérant dans une histoire « officielle » de la photographie. Pourtant, il observe que, tout comme ses photographies contiennent souvent un élément d’autoportrait sans qu’il soit lui-même représenté, l’exposition contient des strates emblématiques du genre.

« Dans un sens, cette exposition est comparable à un palimpseste de l’autoportrait dans ses nombreuses formes. Pour moi, c’est comme si chacun de ces livres était un autoportrait du photographe qui l’a créé. Il y a Lee Friedlander, qui se photographie ; mais aussi Michael Schmidt, quand il photographie Berlin dans Waffenruhe, c’est un autoportrait ; quand Richard Avedon fait Nothing Personal, c’est un autoportrait ; The Americans de Robert Frank, c’est un autoportrait de Robert Frank. The Stage de Donigan Cumming est tellement fort que c’est aussi un autoportrait. Cela semble presque relié puisqu’il s’agit d’un exercice de mise en scène, mais, dans ce projet, il y a une couche qui appartient à l’autoportrait. Donc, comme les photographes créent un portrait d’eux-mêmes en photographiant toutes sortes de choses, moi, à travers le choix des livres, je me construis. Il y a quelque chose de moi là-dedans, comme dans ma pratique il y a aussi de l’autoportrait. L’autoportrait ne tient pas qu’à la présence du photographe dans l’image. La notion d’autoportrait […] embrasse et unit différentes pratiques. »

Faire l’expérience du livre photographique. Ma question sur la nature de l’expérience du livre photographique que l’on souhaitait faire vivre au visiteur dans cette exposition fut posée vers la fin de notre entrevue. Clément répondit : « Il était presque impossible d’offrir l’expérience de chacun des livres dans l’exposition. C’est une autre expérience, c’est l’expérience de la mise en rapport d’un livre avec tel autre, ou d’un ensemble de livres disposés sur une table. C’était ce sur quoi il fallait se concentrer, les liens entre les livres. »

Tout en admettant son attachement particulier à ce que l’on pourrait appeler une expérience au premier degré, concrète, du livre photographique (notamment par opposition avec celle proposée par les publications en ligne), Desgagnés suggère que la frustration provoquée par l’impossibilité de feuilleter les livres exposés est représentative d’une sorte de fétichisme de l’image :

« Pour quelle raison veut-on à ce point consulter les livres exposés […] ? Simplement parce que nous sommes tous d’avides consommateurs d’images, à l’égard desquelles nous entretenons une espèce de fétichisme. Dans cette perspective, nous avions le souhait de dire que le livre photographique peut accéder au statut d’œuvre d’art. Conséquemment, en contrecarrant avec le dispositif de présentation la possibilité pour le visiteur de lire les livres, nous avons voulu faire naître chez lui ce désir fétichiste par l’intermédiaire d’une expérience frustrante. »

Pour Clément et Desgagnés, c’était précisément parce que l’exposition n’autorisait pas la consultation de cette riche collection que la validité du livre photographique en tant que mode de création artistique s’y trouvait affirmée. Pour moi, elle soulevait aussi la question de savoir s’il n’y a pas qu’une seule expérience possible de ces ouvrages – même, ajouterai-je, lorsqu’ils sont manipulés et lus individuellement. Il n’y a pas de « bonne » manière d’aborder le livre photographique, tout comme il n’y a pas de « bonne » façon d’aborder une exposition.

À mon avis, l’originalité de Constellations venait en partie du fait qu’elle transposait une forme d’expression dans une autre, encourageant ainsi les visiteurs à réfléchir aux propriétés distinctives de chacune. En partageant ses réflexions sur la différence entre ces deux modes d’expression, Desgagnés ajoute :

« Pour moi, le livre photographique et l’exposition sont deux médiums de diffusion de la photographie plus divergents que complémentaires, deux modes de pensée complètement différents. Le livre a une dimension narrative évidente, alors que, quand on essaie de créer la même chose dans l’espace, il faut vraiment avoir un espace adéquat pour arriver à quelque chose qui soit équivalent à l’expérience du livre. Donc vous pouvez aussi bien considérer l’espace d’exposition comme un espace anti-narratif, beaucoup plus abstrait. Et là, ça devient intéressant, parce que c’est une expérience visuelle immersive. »

En me remémorant ma propre expérience de l’exposition, je me suis souvenue que j’avais effectivement été « immergée » d’emblée dans une constellation composée d’images et d’objets dont le rôle s’est avéré essentiel à la dynamique de l’ensemble.
Traduit par Emmanuelle Bouet

1 Toutes les citations sont extraites d’une entrevue conduite par Zoë Tousignant avec Serge Clément et Alexis Desgagnés le 11 mai 2014, à Montréal.
2 Voir par exemple Alexis Desgagnés, « Le livre photographique au Québec. Intuitions pour une histoire à déchiffrer », Ciel variable, no 97 (printemps-été 2014), p. 54-60, et « John Gossage. Le livre photographique : considérations sur quelques projets récents », Ciel variable, no 95 (printemps-été 2013), p. 54-60.
3 Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, Paris, Éditions Rivages, 2000, p. 41-57.

 

Zoë Tousignant est historienne de la photographie et commissaire indépendante. Elle vit à Montréal et a étudié à l’Université Concordia, où elle a récemment terminé un doctorat en histoire de l’art. Elle s’intéresse notamment à la dissémination de la culture photographique d’hier à aujourd’hui.

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