Henri Venne, Somewhere in Between – Sylvain Campeau, La peinture grâce à la photographie

[Automne 2014]

Par Sylvain Campeau

Henri Venne est peintre. C’est la matière peinte qui l’intéresse. C’est dans ce médium qu’il a reçu sa formation et c’est d’ailleurs ainsi qu’il se définit.

Henri Venne est aussi photographe. Car l’œuvre qui résulte de son travail est une photographie. Il est certain qu’il s’intéresse également à la manière dont les images s’imprègnent d’effets visuels, sièges de réflexions diverses. C’est donc par ce médium que sont saisis au final les espaces-­temps choisis ou préparés pour faire l’objet de cette « prise ».

Entre ces deux entrées en matière, il y a lieu d’hésiter quand on se prend à la contemplation un rien critique des œuvres de l’artiste. L’écouter parler ne nous aidera guère davantage tant il passe d’une apologie de la peinture, pour laquelle il exprime une dévotion sincère, au fait que c’est le geste de photographier qui lui a permis de trouver sa voie.

À voir sur pièce, on ne peut que se perdre en conjectures. Face aux formes, aux couleurs et aux matières choisies, il est indéniable que nous ressentons toute l’emprise qu’exerce la peinture sur la pratique de l’artiste. Les œuvres sont de couleurs vives qui disent l’épaisseur sirupeuse de la peinture. Des coulures apparaissent et cela est volontaire. Il arrive en effet qu’Henri Venne laisse passer un peu de temps entre deux applications de peinture, le temps de permettre à la première couche d’épaissir et de recevoir l’autre comme surplus, montrant sa texture et sa pâte. À moins que ce ne soit une œuvre trouvée, en attente d’être saisie, qui fasse l’objet de cette prise de vue photographique. La peinture est en effet parfois tableau deviné, surface peinte par un tiers sur une des nombreuses surfaces que la ville peut offrir. À moins que ce ne soient la lumière et des circonstances météorologiques particulières qui fassent tableau, de façon naturelle, et qui pressent l’artiste de trouver un cadre que la photographie peut lui procurer. Mais, d’ordinaire, ce sont des surfaces peintes par l’artiste, sur de petites surfaces planes qu’il promène, à l’affût d’une lumière qui sache les magnifier.

Maintenant, il faut voir ce qu’il en fait, de ces surfaces construites et préparées pour être photographiées. D’abord, elles ne sont pas très grandes, histoire de pouvoir aisément être transportées. Ensuite, il faut une vue qui n’exige pas d’avoir recours à un téléobjectif ou à un grand-­angle. Cela, évidemment, restreint le champ des possibilités et conditionne la pratique de l’artiste. Ce sont là, remarquez bien, des modalités que lui impose le fait de recourir à la photographie.

Il est par la suite question de luminosité. Il faut une lumière adéquate à la saisie. Henri Venne doit en effet s’accommoder de films à grain fin, ce qui nécessite un éclairage assez vif. Les surfaces ayant été recouvertes d’une peinture de couleur vive dotée en plus d’un fini glacé, elles possèdent donc un pouvoir réfléchissant assez intense. L’artiste exploite adroitement cette particularité en choisissant minutieusement les lieux auxquels ces surfaces feront face. Ces petits tableaux sont donc, pour lui, de véritables glaces qu’il oriente de manière à ce qu’ombres et silhouettes en viennent à se découper sur la matière-­peinture, dès lors bien davantage utilisée comme une matière-­film, sensible à la lumière et capable de retenir l’image de ce qui lui fait face. Comme l’artiste ne désire pas que sa propre image intervienne dans ce travail de saisie, il se positionne un peu de biais et s’efforce de saisir ces tableautins de manière à ce que la profondeur de champ embrasse tout, bien adéquatement. Il en résulte que la matière peinte, source première de l’intérêt de l’artiste, est en définitive perçue comme surface capable de retenir des impressions, comme matière photosensible.

Mais la peinture est tout de même là, on en conviendra, dans toute sa matérialité, avec la vivacité de ses couleurs et l’épaisseur de ses couches, la forme de ses coulées, les particularités de ses propriétés couvrantes, de son pigment liquide solidifié appréhendé dans cette solidification, dans le moment ou presque où il prend forme et densité. Toutes ces opérations, tous ces préliminaires viseraient donc à cela : à une représentation de la peinture dans sa matérialité la plus crue, au­-delà de la toile, de la surface posée devant nous, transplantée dans la virtualité dont elle est parée par la photographie, mais dans une virtualité qui donne toute la mesure de sa matière parce que, justement, celle-­ci n’est pas devant nous, nulle part déposée sur une toile dont la présence gâcherait peut­-être tout.

Beau paradoxe !

Comme l’est aussi celui auquel on ne peut maintenant manquer d’en arriver, à savoir que la peinture est ici rendue possible par la photographie. Elle existe donc grâce à celle-­ci, qui la révélerait mieux que ne saurait le faire sa pratique usuelle. C’est là le pari qu’ose Henri Venne.

La réflexion menée jusqu’à maintenant vaut certainement pour des œuvres dont la source est évidemment picturale, comme It’s Getting Late in the Evening, Tomorrow Started et You Should Have Seen What I’ve Seen, toutes réalisées en 2012. Mais il n’y a pas que celles-­là qui aient été créées récemment. Il faut compter aussi Somewhere in Between (View from the Window) et Waiting for the Colour of Spring, elles aussi datant de 2012. Nous sommes cette fois devant des œuvres d’abord et avant tout photographiques, mais qui doivent le fait d’avoir retenu l’attention de l’artiste, donc le fait d’avoir été prélevées, aux qualités purement iconographiques de la scène vue et de la possibilité d’y voir et d’y faire une référence à une certaine peinture aux préoccupations coloristes, le color field painting. Il en va de même pour l’éloquent Pastiche, œuvre entièrement Polaroid mais malmenée au point que la tonalité jaune en soit altérée.

Et que penser du diptyque I’ll Keep You There So Long, image obtenue par la saisie photographique, toujours, d’un panneau de plexiglas contre lequel reposait un branchage échevelé. Cette prise en traversée n’est­-elle pas essentiellement proche de ce qu’accomplit la photographie, avec son appareillage propre ?

Henri Venne est peintre, faudrait-­il dire, grâce à la photographie. Ou plutôt, il l’est encore grâce à la photographie. Il est peintre à distance, maintenant la peinture sous surveillance étroite, mobilisant l’appareil essentiel à cette révélation du peint. Cette manière de poser le problème n’est pas pur effet de style. La photographie, historiquement et praxéologiquement dans ce cas bien précis, vient après la peinture. Elle vient ici, en outre, sonder ce peint, accusant le fait d’être déjà accompli. Elle fait retour sur celui-ci. Car ne s’agit-­il pas pour Henri Venne de saisir les occurrences où quelque chose est déjà d’emblée, avant toute intervention, peint ? il ne reste plus dès lors à l’artiste qu’à solliciter un dispositif de préhension de cet état du déjà fait. Une sorte de ready made de la peinture. On aura compris quel est ce dispositif…

La peinture, ou plutôt le tableau, pour Henri Venne, est toujours déjà là, toujours passé et dépassé, rejeté derrière l’horizon moderniste. Prêt à la découpe qui le fera devenir œuvre. Demeure vivace et présente la possibilité de le revivifier, de le remettre en marche, de dégager sa latence, de mettre au jour le fait que, toujours, déjà, il y a champ coloré, scène enluminée qui ne demandent qu’à être révélés. Poser ainsi la chose est aussi, paradoxalement, avouer que la peinture n’est jamais loin, toujours prête à être réactivée pour qui sait regarder. Et pour arriver à cet aveu, il suffit d’un moyen pour lequel le terme d’image latente n’est pas un vain mot. Un outil qui sache sélectionner, découper, prélever, révéler.

Il suffit de la photographie.

Henri Venne est né à Joliette en 1966. Il vit et travaille aujourd’hui à Montréal. Depuis 1994, il expose ses œuvres, une combinaison de photographie et de peinture, dans les galeries et musées du Québec. Ses œuvres font partie de plusieurs collections muséales, de collections d’institutions privées et publiques, ainsi que de collections particulières. Il a obtenu une maîtrise en arts visuels de l’Université Concordia en 1999 et il enseigne les arts visuels au cégep Vanier depuis 2008. Henri Venne est représenté par la galerie Art Mûr.

Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision, Inferno). Il est également l’auteur des essais Chambre obscure : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis. Sur Rober Racine, ainsi que de cinq recueils de poésie. Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger.

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