Musée McCord, Montréal
Du 5 décembre au 13 avril 2014
Par Pierre Dessureault
Douglas Crimp affirmait que la photographie « a si entièrement saturé notre environnement visuel que la création d’images semble chose du passé ; il est aussi clair que la photographie est trop multiple, trop utile à d’autres discours pour être confinée aux définitions traditionnelles de l’art. La photographie débordera toujours l’institution de l’art, participera toujours à des pratiques non artistiques, menacera toujours l’étroitesse du discours de l’art1 ». Cet énoncé pourrait s’appliquer au travail que réalise Claire Beaugrand-Champagne depuis plus de 40 ans. La photographie sociale québécoise dont elle se réclame prend son essor au début des années 1970 avec les vastes projets documentaires de Gabor Szilasi, de Pierre Gaudard et de Michel Saint-Jean, entre autres, lesquels seront rapidement suivis par la génération montante à laquelle appartient Beaugrand-Champagne et où l’on retrouve notamment les Michel Campeau, Roger Charbonneau, Serge Laurin, Alain Chagnon, Normand Rajotte et Clara Gutsche2 qui ont instauré une manière particulière d’envisager les questions sociales.
Nous nous attarderons ici à quelques projets exemplaires de la démarche de Beaugrand-Champagne, soit ses projet sur les personnes âgées (1973-1978), les camps de réfugiés en Thaïlande et en Malaisie (1980), les familles vietnamiennes émigrées au Québec (1980-1995) et, en dernier lieu, les gens de Montréal, entrepris en 2004 et toujours en cours. Les photographies de Beaugrand-Champagne ne sont pas le fruit du hasard : la photographe s’immerge dans les sujets qu’elle explore, y consacre souvent plusieurs années et laisse le projet se construire au fil des rencontres, sans plan de travail systématique dans lequel viendraient s’additionner les unes aux autres les images. La continuité tient alors à un regard porté sur les êtres et les choses par une personne qui investit chacune des situations qu’elle entend représenter. Constance et longueur de temps deviennent la règle. Aussi consacre-t-elle cinq ans à la réalisation de son projet sur les personnes âgées, qu’elle photographie dans leur cadre de vie et leurs activités quotidiennes.
Ce patient travail d’approche qui précède la prise de vue est fait d’écoute, de dialogue et d’observation : la photographie devient alors le terme d’un processus de connaissance qui se déploie dans le temps de l’échange entre la photographe et ses sujets, l’image présentant autant les personnes posant que les choix de la photographe et le rapport qui s’est établi entre elle et ses modèles. À cet égard, Beaugrand-Champagne cadre ses sujets le plus souvent en plan moyen, rarement en plan général et encore plus rarement en gros plan qui scruterait les visages pour en saisir les attitudes caractéristiques ou une expression de l’intériorité. Il s’agit de trouver la juste distance qui permettra d’établir un rapport et donnera à l’image une épaisseur humaine. Autre signe de proximité, toutes les personnes sont nommément identifiées ainsi que le lieu et la date de la prise de vue, qui sont inscrits de la main de la photographe au bas de chacun des tirages. Ainsi consigné, le moment de la rencontre existe désormais sous forme d’image sur laquelle il nous est possible de revenir.
L’ensemble de travaux portant sur les camps de réfugiés et l’immigration vietnamienne au Québec participent du même esprit. Au point de départ, le projet est un reportage publié en sept tranches dans le quotidien La Presse. Il s’agit là de photojournalisme classique, où les images et les textes fouillés s’éclairent mutuellement, les images privilégiant la description pour donner une forme visible aux faits bruts, l’écrit élaborant sur les circonstances et l’historique qui servent de toile de fond aux faits rapportés pour créer un contexte autour des images. De ce contrepoint naît un témoignage personnel qui constitue une prise de position sur un sujet chaud. Pas de dogmatisme dans ce reportage qui ne défend aucune idéologie, mais qui rend simplement et directement compte de l’état du monde. Il est intéressant dans l’exposition de voir juxtaposée aux pages du reportage publié une projection accompagnée de la bande sonore d’autres images produites lors du même séjour. La musique, les voix et les sons recueillis dans les camps ajoutent une couche d’information en juxtaposant la culture d’où proviennent ces images et l’environnement sonore d’où elles tirent leur origine. On ne peut imaginer plus belle façon de montrer que les images ne sauraient jamais être définitives et qu’elles voyagent dans le temps en restant attachées au contexte qui les a vues naître tout autant qu’à celui de leur présentation.
Beaugrand-Champagne prolonge son projet en s’attachant, à son retour, à la vie de deux familles vietnamiennes rencontrées au Cambodge et qui ont immigré au Québec. Pendant plus de 15 ans, elle suivra ces nouveaux arrivants dans leur apprentissage de la vie dans la société québécoise. Ces images de petit format présentées en vitrine
sous forme de mosaïques constituent une suite d’instantanés de la vie de famille où se mêlent culture d’ici et héritage vietnamien. Beaugrand-Champagne photographie des personnes qui, bien que cadrées dans des milieux saturés de signes distinctifs d’une culture donnée, n’en demeurent pas moins premièrement des individus, irréductibles à la position qu’ils occuperaient dans une typologie sociale posée comme a priori.
Dans le projet sur les gens de Montréal, en cours depuis 2004, Beaugrand-Champagne prolonge sa démarche d’identification et de personnalisation. Il s’agit ici encore de portraits en pied ou en plan moyen de personnes posant dans leur milieu habituel. Pas d’objectivité ici, mais la présence discrète et pleinement assumée d’une photographe qui travaille avec ses sujets à la production d’une image. Car il s’agit bien de sujets, d’individus avec lesquels s’est noué un dialogue qui mènera à une ou plusieurs images de leur rencontre. Plusieurs traits se démarquent dans ces portraits composites. Dans un premier temps, la photographe propose souvent plusieurs vues d’un même sujet, venant ainsi miner une fois pour toutes le caractère essentialiste communément associé au portrait. Ce pouvoir que Beaugrand-Champagne accorde à ses sujets est renforcé par les textes d’accompagnement composés d’extraits d’entrevues qui ajoutent au portrait la voix des personnes qui se définissent elles-mêmes. Ces légendes constituent non plus simplement une étiquette descriptive qui viendrait surdéterminer l’image, mais une parole vivante qui n’appartient à nul autre qu’à l’individu représenté. D’autre part, apparaissent des vues d’intérieurs dénués de présence humaine. La présence de leurs occupants continue cependant de se faire sentir dans les décors inusités qu’ils ont créés et qui sont révélateurs de leur personnalité. Nouvel élément dans cette constellation de textes et d’images, la couleur, toujours discrète, jamais décorative, qui ajoute au réalisme de la description.
Tous ces portraits individualisés viennent s’inscrire dans un vaste ensemble de fresques photographiques destinées à produire un portrait des groupes socio-culturels composant la collectivité québécoise à un moment de son histoire. Et c’est là l’un des pouvoirs de la photographie pratiquée comme outil d’investigation sociale : communiquer au plus grand nombre des points de vue personnels pleinement assumés sur le temps présent dans des images échappant aux seuls critères esthétiques et auxquelles nous pourrons nous identifier et nous référer dans l’avenir.
2 Il faut ici souligner l’intérêt grandissant pour la production documentaire de l’époque, tel qu’en témoignent les expositions Déclic 70 et La photographie d’auteur au Québec, présentées respectivement à la galerie [sas] à l’automne 2011 et au Musée des beaux-arts de Montréal à l’automne 2013. Les photographies de Claire Beaugrand-Champagne figuraient dans les deux expositions.
Pierre Dessureault est historien de la photographie et commissaire indépendant. Il a organisé de nombreuses expositions et publié un grand nombre de catalogues et d’articles sur la photographie actuelle. Il a dirigé l’ouvrage Nordicité, publié en 2010 aux Éditions J’ai VU et regroupant un ensemble de photographies d’artistes québécois, canadiens et d’Europe du Nord et d’essais de spécialistes de l’histoire de l’art et des sciences humaines.