Linda-Marlena Bucholtz Ross, La beauté sauvage des chantiers de Montréal – Dan Antonat

[Automne 2012]


Linda-Marlena Bucholtz Ross
La beauté sauvage des chantiers de Montréal

Vitrine de la Maison de l’architecture du Québec (MAQ), Montréal
Du 15 mars au 15 juin 2012

À une époque où le paysage urbain de nombreuses mégalopoles du monde est en perpétuelle évolution, Linda-Marlena Bucholtz Ross a cherché à capter la beauté de l’éphémère. Elle a réalisé une série de photographies qui propose un arrêt sur image sur des périodes de transition de la ville en immortalisant des sites de cons­truction. Tous ont en commun d’être totalement dépourvus de présence humaine.Dans une série de cinq photographies en couleurs de grand format, exposées dans la vitrine du maq, l’artiste (qui a aussi recours aux installations vidéo, à la peinture et à la sculpture dans sa pratique multidisciplinaire) propose une réflexion sur le thème de la ville, en tant que sujette à des métamorphoses.

Les photographies sélectionnées, prises de jour comme de nuit, sont tirées d’une série de près d’une trentaine d’œuvres. Linda-M. Bucholtz a cherché à mettre en exergue « la nature poétique de ces installations architecturales improvisées »1. Les immeubles qui entourent les sites de construction donnent l’impression d’observer scrupuleusement l’état d’avancement des travaux… Ils semblent prendre vie aux côtés de quelques grues et autres objets inanimés.

Dans l’exposition, ces zones de chantiers figées dans une sorte de chaos passager sont entrecoupées par deux portraits d’objets inanimés. Ce choix dans l’organisation de l’exposition est le fruit d’une collaboration entre l’artiste et le commissaire invité Alain Laforest. Il en résulte un effet de contraste saisissant. D’une part, des zones de chantiers caractérisées par le désordre, l’éparpillement et l’agitation… ; d’autre part, des gros plans d’une benne et d’un mur qui semblent figés hors du temps et qui donnent l’impression de poser pour l’occasion.

L’architecture est très certainement « le plus social des arts »2, dans la mesure où cette pratique permet de matérialiser les idéaux culturels propres à différentes époques. Elle est aussi un moyen de « faire une place » en consolidant un espace à l’état naturel « comme espace proprement humain […], réservé des rapports sociaux » et dont « le problème concerne la manière dont la société produit le monde comme monde humain »3. Dans cette série de photographies, l’artiste nous offre en quelque sorte l’antipode de cette assertion. Elle dévoile des sites en reconstruction mais dont on ne connaît pas la future vocation. Des endroits dont les objets paraissent vivre indépendamment de la présence de l’homme et qui ne semblent pas façonnés par sa main.

La première photographie dévoile une large excavation entourée d’immeubles. Nous sommes plongés dans une scène nocturne où les lumières des lampadaires à l’horizon et des bâtisses sur les côtés nous amènent à concentrer notre attention sur la zone de désordre qui s’offre au centre. On y aperçoit des blocs de béton et des structures métalliques suspendues en l’air à l’aide de chaînes en fer, elles-mêmes arrimées à des piliers. On se croirait en face d’un théâtre de marionnettes dont les personnages ont été délaissés entre deux actes. Des tuyaux jaunes, ainsi que des plaques de bois contribuent à teinter de chaleur la scène qui revêt un certain charme à travers ce prodige de désorganisation. Sur la seconde photographie apparaît un grand mur arrondi avec des structures de bois sur le dessus qui serviront à couler du béton afin qu’il s’élève davantage. À sa base se trouvent trois échelles rouges adossées aux deux extrémités et au centre. Un chariot élévateur, unique machine présente, surveille la place.

À l’avant-plan, trois flaques d’eau ainsi que de la terre sableuse contribuent à mettre en perspective le mur, qui semble ainsi prendre vie et s’avancer sur nous. Le ciel, dont la couleur tire vers le gris, donne l’impression qu’on a laissé la place à un texte qui reste à écrire… Une troisième photographie prend des allures de peinture où les époques se chevauchent. Le cadrage soigné et l’attention portée à la répartition des éléments offrent une perspective en trois plans. Devant, des planches de bois ainsi que des poutres d’acier sont soigneusement entassées les unes sur les autres et regroupées en deux blocs parallèles. Elles ne sont pas sans rappeler des cercueils en place pour une cérémonie. Au centre, on aperçoit un grand vide quadrillé par des poutres en acier dont jaillit une sorte de grue d’un rouge vif. Au fond, on aperçoit le Musée des beaux-arts de Montréal qui arbore une immense affiche d’exposition où l’on voit une jeune femme sur une barque. Près du musée se trouve une grue jaune qui prend les airs d’une araignée déployant ses pattes… Elle semble garder les lieux.

De l’ensemble de cette série se dégage une sorte de paradoxe entre l’impression d’intemporalité qui émane des sites photographiés et la réflexion que suggère l’artiste sur le passé, le présent et le futur du paysage urbain. Le choix de présenter ces moments de transition urbaine en faisant abstraction de la présence humaine qui la dirige contribue à créer l’impression que la ville vit d’elle-même. On serait presque amené à croire qu’elle se reconstruit d’elle-même…, les vieilles bâtisses étant les maîtres d’œuvre et les objets et les machines, des ouvriers… Ce faisant, l’artiste nous invite à sortir des notions de fonction ou d’usage qui s’appliquent traditionnellement à l’architecture4, pour contempler le charme qui émane de la désorganisation éphémère précédant le renouveau dans les paysages de nos villes.

1 Selon les termes de l’artiste recueillis pour la présentation de l’exposition. www.maisondelarchitecure.ca
2  Marc Gosse, Petit manifeste anthropo-logique d’architecture, Les Cahiers de la Cambre, Architecture n° 2, La Lettre volée, Bruxelles, 2004, p. 98.
3  Michel Freitag, Architecture et société, Éditions Saint-Martin et La Lettre volée, Québec/Bruxelles, 1992, p. 14.
4 Voir à ce sujet Daniel Pinson, Usage et Architecture, L’Harmattan, Collection Villes et entreprises, Paris, 1993.

Dan Antonat est titulaire d’une maîtrise de sociologie de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur l’architecture en contexte éducatif et sur les scènes musicales émergentes à Montréal ainsi que les lieux qui s’y rapportent. Il est chercheur affilié au CIRST et à l’INRS en urbanisation, culture et société. Il est aussi photographe et peintre amateur.

 
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