[Été 2004]
Maintenant. Images du temps présent
sous la direction de Vincent Lavoie
Le Mois de la photo à Montréal
2003, 320 p.
Après une réforme administrative complète lui assurant son autonomie, le 8e Mois de la photo à Montréal adoptait en 2003 un nouveau mode d’organisation selon lequel la responsabilité de concevoir l’ensemble de l’événement autour d’un thème unique était confiée à un commissaire invité. C’est à Vincent Lavoie, historien et critique de la photographie, qu’est revenu le privilège et la responsabilité d’inaugurer cette nouvelle formule sous le thème Maintenant. Images du temps présent. Depuis quelques années déjà1, Lavoie poursuit une réflexion sur l’évolution de la photographie de presse, son impact sur le traitement de l’actualité événementielle et ses modalités, de même que sur le rôle déterminant de l’événement dans l’écriture de l’histoire, par le biais notamment de la constitution d’une « image-monument » cristallisant les épisodes marquants de l’actualité. Avec Maintenant. Images du temps présent, Lavoie inverse en quelque sorte la perspective et choisit d’observer les pratiques artistiques récentes qui ont renoué avec l’actualité ou l’histoire afin d’en examiner les modalités au regard des diktats et pratiques instituées par le photojournalisme et les médias.
Lavoie fonde son projet sur deux constats, énoncés dès les premières lignes de son introduction au catalogue : l’image photographique a dorénavant cédé le monopole de la représentation événementielle à des formes visuelles plus promptes à traduire l’actualité; et, de plus en plus de photographes font de l’actualité sociale et politique la préoccupation majeure de leur pratique. Partant de là, les questions fusent. À quelle expérience du temps présent la photographie actuelle nous convie-t-elle ? Comment les pratiques photographiques interprètent-elles l’actualité ? La photographie est-elle encore en mesure de produire de nouveaux emblèmes du temps présent, de construire de nouveaux « instants-monuments » ? Enfin, peut-on encore aujourd’hui faire œuvre d’histoire au moyen de la photographie2 ?
De toutes ces questions, celle qui retient le plus l’attention du commissaire est liée à l’écriture contemporaine de l’histoire : « Comment représenter l’histoire, sachant que les médias […] se sont arrogé le monopole du genre ? » Aujourd’hui – c’est l’hypothèse que défend Lavoie – « le domaine de l’art tenterait une réhabilitation du genre historique dans la perspective d’une relecture critique de celui-ci, autant que dans un esprit de restauration d’une tradition mise à mal par les médias de masse3. » Cette réhabilitation se ferait selon un double mouvement, à savoir une relecture critique du genre historique et aussi une relecture critique des préceptes idéologiques, des représentations stéréotypées de l’événement héritées de la tradition même du photojournalisme. « C’est, écrit Lavoie, qu’un imaginaire proprement photographique de l’événement continue d’agir sur l’ensemble du spectre des pratiques artistiques soucieuses de renouer avec le temps présent4 » ou que, pour le dire autrement, « la représentation de l’événement ne semble pouvoir s’effectuer autrement que par l’exacerbation ou la dénégation des attributs formels, des artifices rhétoriques et des préceptes idéologiques des médias de masse5 ».
Ainsi, selon une double perspective, entre histoire et actualité, entre photojournalisme et pratiques artistiques contemporaines, le commissaire proposait d’examiner les modalités de traitement de l’actualité événementielle ou de l’histoire telles que prises en charge dans les pratiques artistiques contemporaines. Enchâssé entre deux expositions consacrées aux pratiques du photojournalisme (la première dédiée à une perspective historique : The Rise of the Picture Press, l’autre, aux images les plus récentes consacrées par le World Press Photo 2003), l’ensemble des expositions du Mois de la photo — vingt-sept au total — présentait un choix orienté pour l’essentiel sur les pratiques artistiques contemporaines axées sur des thèmes de l’actualité politique (les conflits israélo-palestinien et irakien, l’événement du 11 septembre 2001). Ces expositions offraient au public l’occasion de se familiariser avec une des orientations les plus importantes de l’art contemporain, mais aussi d’examiner la diversité des modes contemporains d’écriture de l’histoire en regard de la tradition léguée par les pratiques journalistiques.
L’introduction au catalogue s’avère de la sorte essentielle à qui veut comprendre les choix des expositions présentées dans le cadre de l’événement. À partir de quelques cas exemplaires, Lavoie décèle les préceptes idéologiques de même qu’un certain nombre de procédures symboliques par lesquelles les artistes contemporains prennent en charge, sur un mode critique, la rhétorique stéréotypée de l’image de presse à sensation. Ainsi, afin de contrer « l’impératif d’urgence » — principe fondateur de la photographie de guerre — et d’échapper à la quête obligée de l’image-choc et aux images de l’horreur des champs de bataille, les photos de Paul Seawright ou de Gabor Osz préfèrent montrer les marges de l’événement, l’après-coup de la tragédie. D’autres, comme Alison Jackson, se jouent de la rhétorique de l’image de presse en parodiant un journalisme jaune friand de vie privée et de scandales. D’autres encore, telle Elaine Sharpe, revisitent les lieux de crimes et de drames notoires en adoptant la valeur expressive du flou — conséquence de la situation d’urgence dans laquelle se trouve généralement le photographe de presse — afin d’accroître l’impact visuel de l’image. À l’inverse, certaines œuvres empruntent à l’histoire de l’art, au domaine de la peinture d’histoire notamment. C’est le cas de Luc Delahaye, qui présente ses images panoramiques de grande dimension dans les galeries. D’autres enfin, empruntent la voie de la citation : Adi Nes, par exemple, faisant référence à la Cène de Léonard de Vinci dans ses images des militaires du Tsahal.
Voilà autant de stratégies critiques qui mettent en cause le principe — introduit et imposé par la photographie de presse — qui veut que, pour devenir monument, l’événement doive tenir dans l’instant. « Faire œuvre d’histoire, aujourd’hui, écrit Lavoie, consiste ainsi à faire usage de ces procédures [symboliques], moins dans le but de produire des icônes du temps présent que dans le dessein de libérer la photographie de la tutelle de l’instant6 ».
Si les expositions offraient au public la possibilité de constater la diversité d’écriture des pratiques artistiques actuelles, les textes du catalogue recentrent par ailleurs l’attention sur les défis et enjeux actuels de l’image de presse. Ainsi, à l’exception de Guy Bellavance, qui aborde de front le thème proposé des relations entre photographie, temps et actualité, et d’Anne Bénichou, commentant le rapport entre l’archive photographique et l’écriture de l’histoire, relancé depuis quelques années par l’intérêt porté au travaux de l’historien de l’art Aby Warburg, les auteurs abordent des questions relatives au photojournalisme : soit ils discutent, de l’intérieur même de la pratique journalistique, de questions liées aux défis et enjeux de la prise de vue dans les situations d’urgence, soit ils traitent de questions liées au statut documentaire de l’image dans l’industrie de l’information.
Considérant une imposante revue de littérature, John Taylor analyse ainsi de manière exemplaire l’ensemble des préjugés affectant le statut de la photographie dans une industrie de l’information trop souvent en mal de sensationnalisme, qui crée une certaine « lassitude compassionnelle » : « trop d’horreur tue l’horreur ». Par une argumentation très serrée, Taylor tente ainsi de tirer au clair la part réelle qui revient à l’image photo, à son usage et à sa diffusion dans l’industrie de la presse, et celle qui revient à l’attitude d’un public qui nie l’existence d’incidents honteux ou choisit de ne pas y réagir. Contre un certain pessimisme face à l’avenir de la photographie de presse, il en appelle à de nouvelles conduites des photographes. « Renoncer au débat, écrit-il, c’est concéder le territoire. Le statut documentaire de la photographie aussi frileux soit-il, n’est pas perdu tant et aussi longtemps qu’on continue à le faire valoir7 ». Dans le même sens, le texte d’Edgar Roskis, journaliste et photographe de presse, pose de manière aussi nette le problème de l’éthique du photographe face à l’événement. Il préconise une attitude critique du photographe face à lui-même et à la commande et il fait de l’histoire une préoccupation de premier plan. « Quand j’appuie sur le déclencheur, écrit Roskis, je dois d’abord m’oublier moi-même, surtout oublier qui m’envoie, me demander où je me trouve et me poser sérieusement cette seule question : qui est-ce que je suis en train de photographier, comment et à quelles fins sincères et honnêtes8 ».
Dans une perspective toute différente, Albert Boime se penche sur les conséquences de la couverture médiatique des événements du 11 septembre 2001. Devant la surabondance des images produites par des professionnels ou des amateurs, Boime se montre sceptique quant à la capacité de l’image unique à se constituer comme monument9. Ce serait dorénavant à la collection d’images, à l’archive photographique, que reviendrait, sinon le devoir, du moins la tâche d’assumer l’écriture de l’histoire.
Si le grand mérite de cette biennale a été de proposer au public montréalais la possibilité de se familiariser avec une des orientations majeures de l’art actuel et d’en proposer une nouvelle lecture tout en évitant l’orthodoxie, on doit par contre déplorer la dichotomie créée entre des expositions majoritairement consacrées aux pratiques artistiques contemporaines et des textes presque entièrement consacrés aux enjeux et défis actuels du photojournalisme. Malgré leur intérêt incontestable, nous l’avons souligné, ces textes réaffirment pour l’essentiel la nécessité d’une éthique, d’une déontologie qui était à l’origine de la création d’une agence comme Magnum à la fin des années 40 afin justement de prendre ses distances face à l’industrie de l’information.
L’orientation presque exclusive des textes du catalogue se fait au détriment de questions importantes, soulevées par le commissaire, à propos notamment de la circularité entre le champ de l’art et celui du photojournalisme, de la réhabilitation du genre historique et de la restauration d’une tradition mise à mal par les médias. Ces questions auraient sans aucun doute mérité un développement plus soutenu dans la perspective de l’histoire de l’art. Car, s’il est assez clair qu’un imaginaire proprement journalistique continue d’agir sur l’ensemble du spectre des pratiques artistiques contemporaines, il est tout aussi clair qu’un imaginaire des pratiques instituées par l’histoire l’art — la peinture notamment — agit aussi bien sur les pratiques journalistiques que sur les pratiques artistiques actuelles. Pour rendre compte de la complexité du phénomène signalé ici par le commissaire, pour mieux décrire les échanges entre deux domaines aux frontières aussi nettement délimitées, la notion d’interface s’avérerait sans doute plus pertinente que celle de capillarité ou de circularité.
Ainsi, outre les questions d’ordre rhétorique, il serait intéressant d’examiner de manière plus approfondie ce en quoi et comment la photographie — la photographie de presse notamment — a radicalement modifié le tableau d’histoire et ses fonctions, l’image du héros et les événements qu’il commémorait. Les images de Luc Delahaye, montrant l’homme d’État en procès et le soldat anonyme en héros, en sont exemplaires, comme aussi celles de Jiri David qui parodient les conventions du portrait de l’homme d’État.
Cela dit, le catalogue du Mois de la photo à Montréal, dont on a souvent remarqué la qualité exceptionnelle de la mise en pages et des images, demeure aujourd’hui, avec ses textes et sa bibliographie, un document qui permet de prolonger, voire de renouveler, la réflexion sur les enjeux soulevés.
3 Idem, p. 24.
4 Idem, p. 14.
5 Idem, p. 24-26.
6 Idem, p. 20.
7 John Taylor, « La souffrance des autres. Photographie de presse et “lassitude compassionnelle” », Maintenant. Images du temps présent, Le Mois de la photo à Montréal, Montréal, 2003, p. 240.
8 Edgar Roskis, « Quand le reportage photographique devient une marchandise », Maintenant. Images du temps présent, Le Mois de la photo à Montréal, Montréal, 2003, p. 288.
9 Albert Boime, « Le destin de l’image-monument après le 11 septembre », Maintenant. Images du temps présent, Le Mois de la photo à Montréal, Montréal, 2003, p. 188.