[Printemps 2010]
par Gary Michael Dault
Olga Chagaoutdinova est née dans la ville russe de Khabarovsk, à environ 700 km de Vladivostok. Elle avait vingt ans lorsque Mikhaïl Gorbachev introduisit la perestroïka, et la « restructuration » qui balaya le pays la laissa à la dérive, selon ses termes, « incapable de savoir quoi faire, où aller. »
Chagaoutdinova faisait donc partie de la première génération de postcommunistes, et elle entreprit rapidement de redéfinir sa vie. «Je me considérais comme un dinosaure», me dit-elle récemment. «Je n’avais pas d’avenir, alors comme beaucoup d’autres de ma génération j’ai commencé à chercher d’autres vies possibles. »
Dans ce but, elle s’est mariée, elle a eu un enfant, et elle a fondé une agence de publicité et d’édition assez recherchée, basée dans l’est de la Russie. («J’étais très pauvre, j’étais très riche, le pendule se balançait toujours d’un extrême à l’autre, 90 degrés dans un sens, 90 degrés dans l’autre ».) Par la suite, avec une licence en russe et une autre en littérature mondiale, suivies (en 1995) d’un certificat de maîtrise en Culturologie (elle doute encore qu’un tel mot existe) à l’Institut républicain des Sciences humaines de l’Université d’État à Saint-Pétersbourg, elle arrive au Canada en 2000, d’abord à Vancouver, où elle est admise à l’Emily Carr Institute of Art and Design. Là, son travail retient l’attention de l’un de ses professeurs, le photographe Roy Arden, dont elle mentionne toujours avec reconnaissance le soutien décisif au début de sa carrière. Elle poursuit son parcours à Montréal et obtient en 2005 sa maîtrise en photographie à l’Université Concordia. Ma première rencontre avec l’art de Chagaoutdinova ne se fit pas par l’intermédiaire de ses photographies, mais en visionnant il y a quelques mois, à la Galerie Trois Points à Montréal, deux de ses œuvres vidéo : Storm-ache et Stone-ache.
Elles ont en commun une théâtralité troublante et obsédante, et s’opposent mutuellement. Storm-ache (la vidéo « mouillée »), montre l’artiste vêtue d’une petite robe fluide et immatérielle, sur une digue (à Cuba), le dos tourné aux rouleaux continus des vagues fouettées par le vent, qui viennent inlassablement s’écraser sur elle. Le rythme irrégulier des vagues puissantes ne permet pas à Chagaoutdinova de se préparer au prochain assaut liquide, qui apparaît, lorsqu’il l’atteint, magnifiquement destructeur, la laissant désorientée et trempée, molle, épuisée. Le second film, Stone-ache (la vidéo « sèche»), montre l’artiste, dans la même robe dramatiquement éthérée et inapte à la protéger, dégringolant et roulant au bas de ce qui semble un immense tas de gravier brut et douloureusement abrasif (quelque part dans les collines de Gatineau) pour réapparaître aussitôt (cruauté du montage) en haut de la pente : clairement condamnée – telle une anti-Sisyphe féministe – à la dégringoler à nouveau, indéfiniment.
J’ai trouvé presque impossible, en regardant Storm-ache, de ne pas penser à l’ange décrit par Walter Benjamin – ses fameuses thèses « Sur le concept d’histoire » sont au nombre de vingt-huit, dont la neuvième est la plus connue : Benjamin y médite sur l’œuvre de Paul Klee, Angelus Novus, et sur l’ange qui semble sur le point d’être balayé par une tempête «soufflant du paradis » pour le propulser « vers l’avenir auquel il tourne le dos. Cette tempête », continue Benjamin, « est ce que nous appelons le progrès. » Pour Chagaoutdinova submergée par la tempête (storm), la nouvelle vague, la prochaine vague (disons : les assauts du capitalisme et ses frustrations) est tout aussi oppressante que les précédentes. Or cette impression d’être propulsé, dos tourné, vers l’avenir -ou peut-être seulement jusqu’au présent – est présente aussi bien dans les exquises photographies de Chagaoutdinova que dans ses œuvres vidéo.
les photographies qui composent la trajectoire de son projet nous offrent «les traces visuelles d’une culture en transition », ainsi qu’elle les définit dans sa présentation.
Les photographies, d’abord inspirées par le premier retour de l’artiste en Russie il y a cinq ans (hâté par le fait que son père venait de subir une attaque) puis par un voyage à Cuba, représentent surtout des intérieurs; il y a également quelques portraits. Reflétant l’arc sociétal et idéologique érigé durant ces vingt dernières années entre socialisme et capitalisme, qui leur fournit également une grille de lecture, les photographies qui composent la trajectoire de son projet nous offrent « les traces visuelles d’une culture en transition », ainsi qu’elle les définit dans sa présentation. Chagaoutdinova m’a surpris un jour en remarquant que durant ses premiers voyages postcommunistes, elle regrettait la disparition d’un « esprit d’ouverture ». « Les gens sont plus prudents aujourd’hui ». On aurait pu s’attendre au contraire.
Les gens sont plus prudents aujourd’hui. Prudents et visiblement soucieux de préserver les traces du passé. Les photographies de Chagaoutdinova, qui interrogent ce « souci » avec délicatesse, évoquent une suspension culturelle, ou des cultures-en-gelée. « L’ange de l’histoire », écrit Svetlana Boym dans son essai The Future of Nostalgia, «se fige dans un présent précaire, immobile à la croisée des vents, incarnant ce que Benjamin nomme ‘une dialectique à l’arrêt’. » 1
Chaque intérieur photographié par Chagaoutdinova est une incarnation de ce que Boym appelle « le musée d’histoire personnelle » de quelqu’un.2 En photographiant les foyers de ces « exilés internes »3 elle prend à revers la démarche souvent traditionnelle de l’artiste émigré : documenter les vies des autres émigrants. Chagaoutdinova, au contraire, émigrait vers son propre lieu d’origine (ou, dans le cas des visites à Cuba, vers des sites imprégnés d’auras et de valeurs similaires à celles de son propre passé soviétique).
Et il est clair, d’après le contenu de ses images, que la frontière entre collectivité et collection est poreuse. En parlant des émigrés russes et de leurs appartements à l’étranger, Boym écrit : « Leur façon de recréer un foyer loin de leur foyer me rappelait les anciens intérieurs soviétiques, où chaque objet possédait une aura due à son caractère unique – que ce soit la statuette antique de la grand-mère, miraculeusement préservée, ou un coquillage trouvé sur la plage lors de mémorables vacances au bord de la mer Noire durant l’été 1968… »4 La même tendance à recréer un foyer à l’intérieur de son foyer semble prévaloir aussi bien en Russie et à Cuba que, disons, à Londres ou à Paris.
Les intérieurs de Chagaoutdinova sont remplis de tchotchkes (bibelots): des croix sur les murs, des poupées sur les lits, une statuette d’ours et un portrait de Sisoev (à Khabarovsk, d’où elle est originaire), et dans A Boy, une table baroque surchargée de vases et autres éléments kitsch au point d’éclipser presque complètement le garçon en question, graphiquement parlant. Souvent, un paysage recouvre le mur, panorama qui ouvre sur l’inaccessible, le rêve, un désir d’ailleurs. On y trouve aussi beaucoup de chaises, de tables, de lits : symboles anthropomorphiques de l’absence.
« Il est évident que je suis à la recherche de moi-même », me dit un jour Chagaoutdinova. Je mentionne alors la remarque de Svetlana Boym, dans The Future of Nostalgia : « À première vue, la nostalgie est le regret d’un lieu, mais c’est en réalité le désir de revenir à un temps différent… »5
Le temps de l’enfance, peut-être, ou ce temps ralenti qui appartient aux rêves. « C’est exactement ça! » répond Chagaoutdinova, qui parle visiblement en connaissance de cause.
Traduit par Emmanuelle Bouet
1 Svetlana Boym, The Future of Nostalgia, New York, Basic Books, 2001, p. 29.2 Ibid., p.328.
3 Ibid., p. 330.
4 Ibid., p.335.
5 Ibid., p. xv.
Olga Chagaoutdinova vit aujourd’hui à Montréal. Son oeuvre en arts visuels reflète sa fascination pour les codes culturels, qui témoignent de notre identité personnelle, de nos valeurs, et qui constuisent notre mémoire individuelle et collective. Son exposition solo à la Galerie Trois Points, à Montréal, lui a valu d’être nommée parmi les dix diplômés de maîtrise les plus prometteurs au Canada par Canadian Art. Expositions internationales, prix et bourses de résidence ont suivi. Olga Chagaoutdinova est représentée par la Galerie Trois Points, Montréal. www.olgachagaoutdinova.com
Ecrivain, critique et peintre installé à Toronto, Gary Michael Dault est l’auteur de dix ouvrages. Sa chronique artistique paraît chaque samedi dans le Globe and Mail.