Expérimentations formelles et mutations – Sylvain Campeau

par Sylvain Campeau

Retourner 20 ans en arrière et essayer de remonter le cours des expérimentations de l’image nous ramène au début des années 1990 où commençaient déjà à étonner de nouveaux venus. Ils avaient pour nom Alain Paiement et Roberto Pellegrinuzzi. Denis Lessard, dans un texte publié en 19921, avait alors tenté de montrer ce que ces derniers devaient à l’héritage des Pierre Boogaerts, Bill Vazan et Serge Tousignant. Il y avait aussi, dans ce texte, des évocations des travaux alors récents de Raymonde April, de Lucie Lefebvre et de Denis Farley. L’effort de mise en perspective historique détonnait alors, dans un environnement critique où toute la place était le plus souvent occupée par la mise en relief du renouveau installatif et de la manière dont la photographie, et bientôt le photographique, s’y insérerait.

Il est remarquable de noter que plusieurs de ces artistes sont encore non seulement actifs mais en plus à l’avant-scène de la photographie actuelle. Aussi peuvent-ils ici nous servir de points de repère.

Pour eux, comme pour bien d’autres, il faut compter sur un apport théorique important avec l’apparition de la notion d’installation. Elle intègre en effet une réflexion commencée avec le Minimal Art sur les enjeux des espaces d’exposition et de la relation avec le spectateur que ceux-ci conditionnent. Ainsi, la photographie en vient-elle à agir au sein d’un environnement constitué dont elle est une composante. On pense, évidemment, à Jocelyne Alloucherie. Mais il y a plus. La monumentalisation tranquille des images serait sans doute une conséquence de cette réflexion. Le rapport d’échelle que les photographes documentaires considéraient comme normal n’est plus. Il change dramatiquement et amène à reconsidérer comment espace et temps sont représentés dans l’image. Réflexion initiée par les œuvres des b, Pierre Boogaerts et Serge Tousignant, cette question des espaces et des volumes, les uns comme les autres prolongés dans des mosaïques d’images, avec l’ajout de considérations optiques pour le dernier, sont certes à mettre en parallèle avec les approches des Roberto Pellegrinuzzi et Alain Paiement. Tout comme les leurs doivent être perçues comme inspiratrices des travaux des Nicolas Baier, Gwenaël Bélanger et Andrea Szilasi.

L’agencement des images en séquence provoque aussi des échos temporels. De la suite ainsi créée émergent des relations temporelles formant ensemble narratif. Ainsi, la référence première des œuvres des Richard Baillargeon, Michel Campeau, Raymonde April et Bertrand Carrière était essentiellement littéraire. En témoigne le recours à des supports textuels qui vont au-delà de la pure légende ou du commentaire. Aujourd’hui, l’effort de constitution narrative se fait sentir par la référence au septième art, le cinéma. Ainsi, pour Ève K, Tremblay encore tout imprégnée de réminiscences littéraires, ce sont plutôt les travaux des frères Carlos et Jason Sanchez, de Milutin Gubash et de Bettina Hoffmann dont les motifs et considérations formelles sont issus de l’univers cinématographique, qui l’inspirent. Pour les derniers, qui plus est, on se trouve face à un chassé-croisé assez soutenu entre image fixe et image animée. On ne peut plus, dès lors, penser l’image sans considérer son animation vidéographique. Ce qui serait, déjà, en soi, une mutation importante : l’évocation narrative nous a conduit à présumer que nos approches de l’image doivent passer outre cette différence entre photo et vidéographie.

Il conviendrait sans doute de dire que l’époque actuelle, dans un mouvement commencé vers les milieu des années 1980 (et même un peu avant, dans certains cas), est tout entière engagée dans la matérialité retrouvée de l’image et dans les opérations qui la constituent et lui permettent d’en venir à être ce qu’elle est; comme si nous n’en avions pas encore fini avec une forme d’exploitation (auto)critique2 et de retour autoréflexif sur son mode d’opération et ses usages institués par les organes de la culture populaire. Comme si on n’en finissait jamais avec un désir de retour à ses possibilités intrinsèques, avec ses conditions de possibilité. Bien qu’il faille reconnaître que des œuvres récentes donnent peut-être plus souvent qu’auparavant dans la caricature à la fois imperceptible et jouissive, dans une reprise et des citations moins dénonciatrices qu’opérantes et insidieuses.

Il est un autre courant venu des années 1990 dont la fortune critique est peut-être moins perceptible. Il s’agit de celui qu’ont créé des artistes, des femmes surtout, qui ont été vers la mise en scène et la nature morte. Je pense ici à Holly King et à Lucie Lefebvre. L’apparent staging des objets et la construction outrancière de paysages fabriqués ont été leur marque de commerce. Il est vrai que l’on retrouve semblables préoccupations chez des artistes comme Isabelle Hayeur, Jessica Auer, Andreas Rutkauskas et Thomas Kneübuhler dans leur approche mutante du paysage. Tout est cette fois affaire d’outils nouveaux et ceux que l’évolution du monde numérique a accordés aux artistes permettent des mutations et transformations nouvelles, qui ne doivent plus rien à la construction plastique des paysages d’artifice. Il en va de même pour un artiste comme Chih-Chien Wang dont la mise en séquence, éminemment narrative, des images est galvanisée par le fait de soumettre des objets quotidiens et des éléments nourriciers au registre de la nature morte.

Là aussi, les paysages modernes sont aux prises avec les nouveaux moyens (numériques) d’appréhension sensible et d’expérience esthétique. Sans aller aussi loin qu’un Joan Fontcuberta dans le recours aux moyens de communication que sont Google et certains logiciels de simulation pour la constitution d’images tridimensionnelles reproduisant la topographie de lieux inventés, des artistes comme Thomas Kneübuhler et Andreas Rutkauskas reconstruisent les éléments paysagers au moyen d’outils étrangers à la seule et simple photographie. Tout comme Isabelle Hayeur sait faire œuvre nouvelle par la suture et le cumul d’éléments paysagers empruntés sur la base d’une critique aux accents écologiques. Ou comme Ivan Binet reprenant des classiques québécois, saisissant par l’image photographique ce qui fut d’abord peint.

Il en est d’autres aussi pour qui la photographie est un outil plastique dont on peut aisément tirer des effets de surfaces, effets optiques et trompe-l’œil, provoquant un bouleversement complet de l’apparence des choses lorsque celles-ci sont prises comme objet confondant. Je pense ici à des artistes aux esthétiques très différentes. À des gens comme Nicolas Baier dont l’engagement plastique dans son médium est tel que c’est le rendu de l’image qui prend le pas sur la reproduction de l’objet. Pascal Grandmaison serait aussi de cette lignée. À ceci près, cependant, que l’image photographique ne suffit pas à réaliser son projet esthétique et qu’il lui faut aller aussi vers l’image vidéographique. Et il est d’autres artistes encore pour qui la photographie est un de ces outils numériques qui, comme d’autres médiums, peuvent répondre à leur intention artistique. Pour eux, la photographie est un domaine comme un autre mais qui offre sa spécificité à leurs objectifs d’artiste. Sébastien Cliche et Luc Courchesne peuvent entrer dans cette catégorie. Chez le second, surtout, l’image photographique est un acte de présence, en prolongement avec son Panoscope, site d’immersion interactive intégral. Son Journal panoscopique, déployé sur plusieurs années, se donne à voir en des tondi grand angle, image prise en réflexion sur un miroir dominant la lentille et formant image totale, à 360 degrés, montrant la totalité de l’horizon et tout ce qui s’y promène. Le tout est une extension de son projet de totale présence imagière, alors qu’est rêvée une image interactive qui fasse concurrence à la présence réelle des choses, alors que cette présence est celle, étendue et triomphante, de l’image.

Puis, il y a le travail d’Alexandre Castonguay qui est investigation et retour sur un art des machines. Car l’intérêt que porte cet artiste aux images dépasse le simple cadre photographique. Il y a, bien sûr, les constructions panoramiques qui représentent des constructions ou des lieux connotés montrant clairement l’artificialité de leur allongement forcé. Mais ses Éléments sont un véritable glossaire des divers procédés de production et de reproduction d’images. En ceux-ci cohabitent projections, caméra de surveillance captant la présence de personnes et réagissant à celles-ci, image sur écran numérique propulsée par un projecteur. On y retrouve aussi bien de vieux projecteurs 16 mm (mais sans film apparent sur les bobines), d’autres à diapositives, des projecteurs vidéo ou des rétroprojecteurs, tout cela produisant image par interférence d’écrans d’où l’image provient vraiment, en définitive.

En fait, il ressort de tout cela une sorte de croisement des images, alors que les années 1980-1990 avaient plutôt annoncé un intérêt marqué pour l’investigation de ce que pouvait et devait être la photographie. Il en va maintenant comme si tout cela avait été abandonné au profit de « performances » d’images dont il apparaît moins pressant de rapporter l’essentiel au dispositif photographique ou, mieux, de ce qui a été un jour compris comme étant le photographique, vieille notion déjà. Aujourd’hui, l’image est souveraine et mutante, en provenance de sources multiples dont nous ne savons pas encore mesurer tout l’impact. L’image est ainsi partout et nulle part, disparaissante et se confondant au fluide animé qui la reprend partout.

1 Denis Lessard, « Désirs de voyage : vingt billets pour la France », p. 20-32 dans La Traversée des mirages. Photographie du Québec, Troyes, Transfrontières/Vu, 1992, 122 p.

2  Ah! Comme il fait bon retourner pour un moment à cette manie des années 1980, les parenthèses permettant d’ouvrir au double sens!

Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision et Papal Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur de l’essai Chambre obscure : photographie et installation et de quatre recueils de poésie.

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