[8 décembre 2021]
Par Louis Perreault
« L’expérience humaine est un souvenir instantanément archivé et digitalisé1 ». Voilà qui met la table pour une incursion dans l’univers de l’artiste Antoine Giroux. D’emblée, on résiste à l’affirmation. On souhaiterait clamer que le monde se vit autrement, par l’expérience sentie et au travers d’un rapport affectif et intellectuel impossible à traduire par un quelconque procédé numérique. On aimerait dire que nous sommes, ultimement, plus libres que ça ! Bien que nous ayons certainement raison de le croire, il devient de plus en plus impossible de nier notre dépendance envers la technologie et envers le rôle de la photographie dans la construction de nos identités publiques et privées.
I Wish You Could Look Through Me2 est une œuvre d’une rugosité brutale. Le livre, dont la page couverture propose une image quasi médicale de l’intérieur d’une bouche, joue sur le rapport entre attirance et répulsion caractérisant une part de ce voyeurisme malsain qui occupe une place de choix sur Internet. On ne peut s’empêcher ici de faire un parallèle avec l’une des pièces du plus récent album du chanteur Hubert Lenoir, Pictura de Ipse, pour laquelle l’artiste a littéralement avalé un microphone afin d’enregistrer sa chanson de l’intérieur de son propre corps. Dans les deux cas, les artistes semblent vouloir transcender les frontières entre expérience physique et technologique. Antoine Giroux n’est pas le premier artiste à souhaiter tester notre tolérance à l’abject, mais une fois le couvert tourné et la séquence des pages entamée, on entre dans un univers qui a tôt fait de nous aspirer dans un maelstrom de sensations.
Le corpus photographique passe d’un monde onirique, où la texture pixélisée des images nous plonge dans une sorte de pictorialisme numérique, à celui, ultraréaliste, qui nous emmène dans la nuit, les fêtes, les relations et le vagabondage de l’artiste. Le tout est marqué par une intensité qui est souvent exprimée grâce à la lumière dure du flash et par des cadrages plus ou moins soignés. Dans un autre énoncé qu’on souhaiterait certainement contester, l’artiste affirme que « le téléphone est une extension du système nerveux et affectif de l’humain3 ». I Wish You Could Look Through Me est un livre au caractère sanguin, dans lequel on découvre une vie à fleur de peau, caractéristique d’une jeunesse faisant l’expérience du monde au travers des sens, mais aussi via la médiation de la technologie qui capte sans relâche le dénouement continuel des moments de grâce et ceux, plus banals, du quotidien.
Avec son format lettre, son papier glacé et son couvert laminé, le livre de Giroux emprunte la forme générique du magazine. L’objet fait ainsi écho à la conception graphique minimale des applications de visionnement des images sur le téléphone cellulaire, qui répertorient nos histoires personnelles, à l’abri des images hyper réfléchies que nous souhaitons projeter sur nos comptes des réseaux sociaux. I Wish You Could Look Through Me se veut une œuvre libérée de ce commissariat personnel et se présente sans aucune censure. La série de photos du téléphone y est exploitée quasi intégralement, tel un journal intime. Que ce soit par cette image de la couverture, où l’appareil tente littéralement d’entrer dans le corps de l’artiste, par la documentation de moments teintés d’alcool, de drogue, de sexualité et de violence, ou par l’intégration d’images référant au processus du travail photographique de l’artiste (porte-plaques de négatifs, détails de photographies numérisées, morceaux de tirages dans les bacs de développement, etc.), la proposition d’Antoine Giroux relève de l’intégrité et la sincérité de sa démarche, ainsi que de la candeur de sa jeunesse. On ne peut que souligner l’audace de l’artiste de se livrer ainsi et de chercher, dans une matière aussi brute, l’essence d’une beauté autrement négligée.
2. Autoédité, Montréal, 2021, 198 pages, 21,5 x 27,9 cm, reliure allemande.
3. Note d’intention, op. cit.
Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.