Rome, unique objet – Denis Bélanger

[Été 1989]


par Denis Bélanger

Les couleurs des murs de Rome.
Comme un mélange de terre et de sang.
Murs pleins de taches.
Des briques à demi descellées, des trous, des aspérités.

Un visage de l’amour.
La lumière s’infiltre partout dans l’épaisseur des murs.
Ou elle les rase, les caresses.
La lumière de Rome est épaisse, puissante.
L’impression qu’elle nous touche, comme une main.
Parfois trop.
Les murs de Rome dans la lumière, comme une galerie de portraits.
Des visages dessinés par le soleil.
Des peaux usées et magnifiques.

Des serpillières au tissage savant.
Et il y a les hirondelles.

Sous les gouttières, sous les larmiers,
dans l’enchâssement des tapparelle, elles font leurs nids.
N’en peuvent sortir qu’en se jetant dans le vide.
(Le contraire des rats)
Des milliers de faux suicides par jour.
Se jettent du toit comme d’une falaise. Se noyer dans l’air.
Mais elles semblent toujours changer d’idée.
Agitent leurs ailes et se mettent à voler. Miraculeusement.
Continuent à vivre et hurlent à la mort.

Et la beauté de Rome.
Celle des pierres, des murs, des corps.
Splendeur faussement fragile des tailles si fines,
presque trop pour la force des cuisses.
La rondeur des fesses, une merveille.
Les bouches gourmandes, les yeux frondeurs,
les hanches généreuses ou dures, violentes, violeuses;
et toujours la folie des cheveux.

Les corps sont un miracle constant de beauté. Un rêve.
Les statues du Campidoglio descendent dans la rue au crépuscule.
Font la passeggiata. La statuaire de la Rome ancienne
redonne l’image des Romains d’aujourd’hui.
Le temps est à l’envers, on vit avec l’histoire.
La beauté est naturelle, normale, démocratique.
Une émotion sans cesse renouvelée.

>Au-dessus des passants de la Via Veneto,
toujours ce vol des hirondelles.
Au dessus de la Piazza dei Cinquecento, cinq cent mille hirondelles.
Place des Cinq Cents. Cinq cents prostitués, mâles et femelles.
Un peu des deux à la fois.
Cinq cents clients
Cinq cents corps perdus, en perte de vitesse, en perte de beauté.
Et toujours le piaillement des hirondelles. Obsédantes.
Des jeunes vautours qui guettent la mort.
Des jeunes vautours qui attendent la mort de ces beautés
que les couleurs et les tissus soulignent, sertissent.
Via Veneto, Via del Corso. Et les attitudes. Des bijoux en vitrine.
Les hirondelles tournent, s’agitent.
Et crient.

Les autos ressemblent à des jouets. On conduit pour rire.
Comme on vit. Avec un bruit d’apocalypse constant,
omme pour faire les cornes à la mort.
La mort toujours présente, puisqu’il y a la beauté.

Les autos trop petites pour les corps qui en surgissent.
À la pénombre, dans le vacarme du trafic,
Rome devient une ville mâle.
La beauté mâle envahit les places.
Parée, habillée, nettoyée, bijoutée et fière.
Faux adolescents ou faux hommes.
Visages d’enfants malgré le bleu de la barbe.
Des yeux doux qui semblent caresser, mais qui dévorent.
Qui violent, qui s’approprient tout.
Déséquilibre de la douceur et de la violence.
Mais les attitudes, soudain, les poses; équilibre revenu.
La fragilité retrouvée par le ridicule.
Le dos s’allonge, droit,
et les fesses sont montrées, pavanées, fièrement.

Danses d’oiseaux mâles qui oublient leurs femelles. Font la roue.
Sautent, volent. Attributs déployés. Beauté nécessairement violente.
Les fesses comme un globe ouvert.
Une arme.
Le monde qu’on entend posséder, qu’on expose.
Et les hirondelles tournent, tournent.

Des bouches romaines sortent des mots et des cris.
Qui ont des ailes, des ailes et des becs.
Une langue qui chante et qui mord.
En même temps. Une langue de chat.
Concert de cris, de mots et de gestes.
Concert qui couvre les cris des hirondelles.
Klaxon des machines et des voix.
Oublier, ignorer, nier les hirondelles.
La beauté qui défie la mort.
Toujours le même visage de l’amour.

Mais à l’heure du lit, au milieu de la nuit, au petit matin,
reviennent les fausses notes des hirondelles.
L’heure de la mort.
D’abord dans les petites places, puis sur toute la ville.
Une résille, un filet aux mailles élastiques.
Aussitôt le vacarme romain reprend. Les femmes réapparaissent.
Courent aux marchés. Conduisent les enfants à l’école.
Vont travailler. Belles comme pour annuler les hommes de la nuit.
La vie romaine est aussi folle,
aussi imprévisible que le vol désordonné des hirondelles.
Elle attire, flatte, charme, agresse, étourdit, assomme, bouleverse.
Éblouit de couleurs. Et fait oublier les hirondelles.

Qui tournent toujours
et recommencent leurs fausses morts quotidiennes.
Même du gris, les Romains savent faire une couleur.
Comme si la mort était impuissante, battue en brèche,
vaincue par la folie de la vie.
Et pourtant.
Pourtant, on n’oublie jamais la mort.
Dans la couleur des murs, dans la splendeur des corps,
dans l’anarchie de la beauté, elle est là. Abusiva.
Toujours présente. Avec les hirondelles.
Même s’il lui arrive d’être souriante et colorée
comme un drapeau, comme un jouet.
Présente et emmêlée au quotidien. Un pas de deux.

On se surprend tout à coup à faire des gestes d’Italien :
Quand passe un corbillard, on se touche les couilles.
On aime soudain la vie. Follement. Inutilement. On y croit.
Sans doute parce que la mort est en face.

Alors on crie plus fort que les hirondelles.
Et comme elles on tourne. Et on se jette dans le vide.
Le vide constant de l’amour.
Méditerranéen.

Denis Bélanger

Roma, juillet ’83 – février ’84