Venise ou la lamentation des murs – Sylvain Dubois

[Été 1989]


par Sylvain Dubois

Ville suspendue, qui ne peut s’étendre hors sa muraille d’eau, hors ses parcelles mesurées de limon. Venise, pleine et transparente, délestée par la présence des flots tandis qu’une main invisible porte le plateau de palais ajourés qui tintent de toutes ses flûtes de colonnes et de ses arcs accordés, Venise n’est pas une ville.

À peine une quintessence de bois, de granit, de colombes.

En son labyrinthe sanguin, elle est l’échange des lieux du corps de l’homme battant falaise de ses contradictions, l’origine de son remugle, l’Histoire qui n’en finit pas de trouver une page même et différente : celle où les lois qui régissent la ville moderne s’y exercent aussi bien que nulle part ailleurs mais qui paraît soulager la cité urbaine de la pesanteur de la terre, de sa rumeur lourde d’industrie, de la sourde érosion humaine sous le taraudage de sa vrille automobile. Dérive urbaine dans le temps, anachronisme monumental et sublime qui paraît tenir les secrets d’une leçon de sagesse humaniste «ad aeternam».

Là où la pierre s’est fait ange.

Ville pétrie et née du négoce médiéval quand les algues diaprées de ses communautés germaniques et juive, albanaise ou turque, persane et grecque venaient la nourrir et l’enrubanner. Tisme chatoyant d’un monde hissant le pavois

de l’humanité convertie à la religion du commerce. Toute population étrangère s’est toujours sentie, ici, l’âme vénitienne. L’échange y faisait là matière, credo.

Errante, la communauté juive trouva en Venise des conditions de vie meilleures que partout ailleurs. Bien avant leur venue, dans le quartier Cannaregio, sur la place d’une ancienne fonderie appelée «Ghetto» — qui veut dire «coulage» — , les juifs s’installèrent dans des bâtisses qui faisaient figure de tour de Babel pour être les seules élévations de plus de deux étages dans la cité splendide au sol peu sûr.

Lors des grandes épidémies, on consigna les juifs dans leur quartier qui aussitôt étaient mis «en quarantaine». Ainsi, au Moyen Âge, il leur arrive d’être désignés de l’index public et par les lois de l’Église. Ils furent contraints de porter un signe distinctif. Une étoile jaune. Celle de David. Condamnés à ne fréquenter que leurs propres murs. Une terrible tempête aux vagues de pierre se refermait sur eux.

Étoile. Blessure, aux cinq branches sinistres de la désolation! Il advient qu’à Venise, comme partout ailleurs, l’histoire nous ramène sempiternellement à la surface écumante de la vérité, par un mouvement de flux et de reflux, le détritus balloté du cœur humain irrésolu, entre amour et haine, il advint que l’ange à Venise se fit pierre.