[Été 1989]
par Hélène Rioux
…comme il pleut sur la ville – Paul Verlaine
…il pleuvait sans cesse sur Brest – Jacques Prévert
Les voitures roulent dans les rues avec des bruits d’éclaboussures. Il fait presque nuit déjà, je le sais, je viens de regarder l’heure au réveil, pourtant je me demande, est-ce possible qu’il fasse déjà presque nuit? On dirait qu’aujourd’hui le jour a oublié de se lever. Il n’est rien arrivé, les heures, étales, se sont écoulées. Tout est resté gris. La lumière n’a pas réussi à percer la masse des nuages. Morne, la vie. Et puis voilà, c’est presque la nuit maintenant. Des passagers sortent de l’autobus bondé et se hâtent sous leurs parapluies. Des quidams promènent leurs chiens.
Les terrasses qui bordent les trottoirs sont désertes. J’aime cet air à l’abandon que prend la ville quand il pleut. Les flaques sur l’asphalte où l’essence dessine des arcs-en-ciel. Et le bruit doux, n’est-ce pas, par terre et sur les toits.
Certaines villes que je ne connais pas, je les imagine toujours sous la pluie. Vienne, Berlin. Ou des villes de Belgique, très anciennes, construites autour de vieux châteaux de pierre datant du Moyen-Âge. À moitié en ruines. Des ponts tarabiscotés enjambent d’étroites rivières. Une péniche glisse lentement sur l’eau brunâtre. Au loin, des cheminées exhalent des fumées noires. Au fond d’un cul-de-sac, un chien malingre, le poil roux hirsute, renifle un os.
On s’imagine déambuler là, dans la bruine, vêtue d’un trench, un sac de cuir en bandoulière. On s’attarderait un peu aux devantures des boutiques : la bijouterie, la confiserie — on aurait plaisir à admirer les boîtes de bonbons en métal décorées d’angelots joufflus, de chatons et de fleurs —, la parfumerie, l’antiquaire, le fleuriste. On entrerait dans une boulangerie acheter un petit pain qu’on grignoterait en marchant, puis dans la librairie où on feuillèterait les parutions récentes. Un peu plus loin, un petit square désolé. Ce serait l’automne, je pense, les arbres perdraient leurs feuilles, il y en aurait plein les allées du square…
Ce serait peut-être la guerre, on en entendrait les grondements au loin. Soudain, des avions de chasse sillonneraient le ciel. On s’engouffrerait dans un estaminet, il y aurait des clients accoudés au zinc devant un verre de gros rouge, une chope de bière, cela sentirait le café, le houblon, les lainages humides. On commanderait un café. La machine à expresso cracherait son encre noire. On ferait fondre des morceaux de sucre dans la petite tasse en tournant avec la cuiller, on boirait et ce serait réconfortant. On demanderait peut-être un jeton de téléphone. Oui, j’aime bien l’idée du jeton, de la cabine au fond de la salle. La porte fermée, on composerait le numéro, on dirait Oui, c’est moi, je suis arrivée. Je suis au Café de la Gare. Je t’attends. Et puis on mettrait une pièce dans le juke-box et on ferait jouer une chanson de l’époque. Lili Marlène peut-être, quoique… Mais moi, j’ai envie de la voix de Marlène Dietrich au Café de la gare pendant que dehors c’est la guerre et la pluie et que j’attends quelqu’un qui ne viendra peut-être pas. Dans un coin, un flipper et quelques adolescents qui, à tour de rôle, empoignent les manettes, secouent la machine. Des bruits de boules qui frappent, qui roulent, rebondissent sur la surface de bois, des claquements, puis des pétarades; à intervalles irréguliers, une sonnerie.
On attendrait, là, on commanderait un autre café, un alcool de prunes, on sortirait un livre de son sac, on regarderait dehors la brume, la ville grise. Ou peut-être aussi qu’après la chanson, on paierait son café; on sortirait, on irait à la gare et on prendrait le train pour une autre ville du Nord. Par la fenêtre, on verrait défiler les petites villes, toutes pareilles, tout aussi grises sous la pluie. On arriverait quelque part, Lille, Arras ou Valenciennes, ce serait l’aube blafarde, on marcherait, on s’attarderait aux devantures des boutiques, le pâtisser, la modiste, on entrerait dans un quelconque Café de la gare, on commanderait un thé citron…