Par Geneviève Chevalier
Parade d’entrée en scène de la pièce The Persecution and Assassination of Jean-Paul Marat as Performed by the Inmates of the Asylum of Charenton under the Direction of the Marquis de Sade as Performed by the Prague-based Experimental Theatre Company Akanda for the Patients and Staff of the Bohnice Psychiatric Hospital, dont le titre annonce d’emblée la mécanique de l’œuvre : celle d’une pièce dans une pièce. L’artiste vancouvéroise Althea Thauberger signe ici le reenactment1 de la pièce maîtresse du dramaturge allemand Peter Weiss publiée en 1962 et présentée pour la première fois devant public en avril 1964, au Schiller Theater de Berlin, dans une mise en scène de Konrad Swinarski 2. Mais c’est surtout son adaptation par Peter Brook, alors directeur de la Royal Shakespeare Company, au théâtre, puis au cinéma3 – et plus particulièrement la traduction du texte vers l’anglais par Geoffrey Skelton et son adaptation par Adrian Mitchell –, qui a contribué à populariser l’œuvre. Cette même traduction a inspiré Thauberger à réinterpréter la pièce à Prague, en République tchèque, en 2012.
Étonnante mise en parallèle d’histoires révolutionnaires ayant chacune engendré une réforme institutionnelle, la reconstitution situe l’action de la pièce dans la salle des bains de l’hôpital psychiatrique de Bohnice, construit sous l’ère soviétique et aujourd’hui en plein remaniement. L’asile ne tient pas uniquement lieu de décor ; il constitue en outre l’un des objets de l’œuvre, tout en faisant référence à l’espace qu’avait imaginé Weiss et à celui où Sade a fini ses jours. À travers le Marat Sade de Thauberger s’amorce une prodigieuse superposition d’époques et d’évènements historiques : sont convoqués les temps de la Révolution française et de la Terreur qui s’en est suivie ; l’assassinat de l’un des plus fervents porte-étendards des idéaux de l’insurrection de la multitude, le journaliste, ami du peuple4, médecin et physicien Jean-Paul Marat, poignardé le 13 juillet 1793 ; le règne de Napoléon Bonaparte ; l’internement du marquis de Sade à l’hospice de Charenton ; la pièce de Weiss et sa version anglaise intitulée The Persecution and Assassination of Jean-Paul Marat as Performed by the Inmates of the Asylum of Charenton under the Direction of the Marquis de Sade ; la République tchèque et sa révolution de Velours à la fin de 1989 qui précipita la fin du régime communiste tchécoslovaque ; les institutions datant de l’ère soviétique ; les patients actuels de Bohnice et, enfin, le modèle néolibéral dont nous sommes aujourd’hui les acteurs. Ces espaces-temps se retrouvent ici fondus les uns dans les autres, s’enchevêtrant au sein d’une œuvre dont la version définitive s’incarne dans une installation vidéographique. Dans ce reenactment, de nombreux tableaux se succèdent à un rythme accéléré, marqués par les chants et les cris des acteurs de la troupe de théâtre expérimental Akanda, dirigée par Melanie Rada. L’action est jalonnée de témoignages de patients, d’employés et de dirigeants de l’hôpital de Bohnice, recueillis par Thauberger sur les lieux du tournage et qui procurent à l’œuvre un nouveau caractère documentaire.
Le reenactment, tel qu’il s’est répandu dans la culture populaire, s’apparente à la reconstitution historique et représente une activité de loisir à laquelle s’adonnent de nombreux amateurs. Depuis les années 1990, la forme du reenactment est privilégiée par plusieurs artistes, le plus souvent issus de l’univers de la performance, qui souhaitent examiner des moments historiques à la lumière du présent ou encore éclairer des feux du passé certains phénomènes contemporains. Réinterprétation critique de l’histoire, le reenactment peut être situé au croisement de la performance, du théâtre, de l’art brut, de l’art conceptuel et de la vidéo5.
D’emblée participative, l’approche préconisée par Althea Thauberger consiste à déléguer6 à certains groupes sociaux ou communautés distinctes – d’ordinaire mal représentés par la grande histoire – le soin de tenir leur propre rôle identitaire, ou encore à faire appel à des professionnels dans le contexte d’œuvres autrement conçues et structurées. Des aliénés7 mentaux et des politiques sont ainsi réunis dans l’œuvre Marat Sade Bohnice (2012) ; des résidents de tous horizons sociaux du quartier Eastside de Vancouver pour le projet Carrall Street (2008) ; des épouses de soldats étatsuniens vivant sur la base militaire de Murphy Canyon à San Diego à l’occasion de Murphy Canyon Choir (2005) ; ou encore des Abénaquis, dont la langue n’est désormais plus parlée couramment pour Msaskok (2012), un projet réalisé à la frontière canadienne à Stanstead, au Québec. Sensibles et complexes, les œuvres de Thauberger se sont muées en de véritables palimpsestes au fil des ans, à mesure que l’artiste s’est attaquée à des projets de plus grande envergure. Avec Marat Sade Bohnice, l’artiste a produit une œuvre qui soulève, à travers la joute oratoire entre un Marat affaibli par la maladie et un Sade au faîte du cynisme, l’épineuse question de la pertinence de s’engager, par la plume, à transformer le système politique afin qu’il reflète l’impossible valeur de l’égalité pour tous.
Le processus qui a mené à la réalisation de Marat Sade Bohnice a consisté en une série de cinq représentations devant le public de la Prádelna, un espace de diffusion consacré aux arts visuels et à la performance actuelle, qui occupe désormais l’ancienne buanderie de l’hôpital de Bohnice. L’œuvre de Weiss, reprise par Thauberger, s’articule en deux actes et trente-trois tableaux et s’inspire librement de la biographie du marquis de Sade et de celle de Jean-Paul Marat. Sade, que ses valeurs républicaines avaient poussé à adhérer au projet révolutionnaire bourgeois de la première heure, avait eu à craindre les débordements de la Terreur et ceux du peuple. Tombé en disgrâce auprès de Napoléon pour des écrits jugés immoraux et subversifs 8, il avait été incarcéré en 1801 à la prison Sainte-Pélagie, puis transféré à Bicêtre, pour finalement être interné, en 1803, en tant que malade de la police, à l’hospice de Charenton, dont il n’est jamais sorti. Son rang et son amitié pour le directeur de l’institution, François Simonet de Coulmier, qui croyait ferme aux vertus thérapeutiques du théâtre, lui avaient toutefois permis de monter des pièces avec la collaboration des patients de l’hospice. C’est là que Peter Weiss avait imaginé Sade conduisant, en 1808, un dialogue imaginaire avec Marat autour de la légitimité des moyens employés pour se libérer de l’oppression et de l’injustice et mettant en scène, avec l’aide des aliénés de Charenton, l’assassinat de ce dernier par la jeune Charlotte Corday – qui avait associé Marat à la figure du tyran.
Parmi les personnages interprétant la pièce fictive, on compte les patients et le personnel de Charenton, le directeur Coulmier, sa famille et Sade lui-même. À la manière de la pièce de Weiss, celle de Thauberger entrelace les fils d’histoires qui appartiennent à des registres distincts. Toutefois, l’œuvre la plus récente interpelle singulièrement le spectateur contemporain, par la densification de l’histoire qu’elle opère, découpant et reliant des pans entiers du récit de la lutte des classes. Dans un foisonnement de couleurs, de textures, de physionomies improbables, et au son d’une cacophonie jouissive, l’ultime quête de l’homme pour la justice s’incarne à travers le dialogue qui anime Marat et Sade. Les enjeux que l’œuvre soulève trouvent leur écho ici et maintenant. Et Thauberger ne commet pas l’erreur de sous-estimer le spectateur : elle présume de sa lucidité et de son désir de prendre part à une réflexion de nature esthétique, philosophique et politique.
Marat Sade Bohnice est en ce sens incontournable dans le parcours de Thauberger, qui s’impose comme une artiste phare du paysage de l’art contemporain. L’ancrage de la pièce de Weiss à Bohnice représente un véritable tour de force, sur lequel se construit un tout nouveau pan de l’œuvre. Son visionnement nous laisse presque à bout de souffle, tant son effervescence et sa richesse éblouissent. Mais, surtout, l’œuvre pose magistralement la question de la répétition de l’histoire, de sa trajectoire et du rôle qu’y tiennent classes sociales et individus. Elle réactualise la question de la dimension émancipatoire de la révolution que défendait Marat avec tant de véhémence. Le peuple de Paris, interprété par les fous de Charenton, crie toujours à l’injustice en 1808, et les patients de Bohnice dénoncent, en 2012, un système qui les a ostracisés. Marat Sade Bohnice rend visible, à travers la mascarade et le documentaire, la fragilité des êtres qui s’y trouvent rapprochés par-delà l’histoire.
2 Peter Weiss, Marat-Sade, traduit par Jean Baudrillard, Paris, L’Arche Éditeur, 2000 [1965].
3 Michael Birkett (producteur), Peter Brook (réalisateur), avec la collaboration de la Royal Shakespeare Company, Marat/Sade [film], s. l., Marat Sade Productions, United Artists Corporation (distribution, 1967), c1966, 116 min.
4 Marat a fondé et rédigé à lui seul l’entièreté du journal révolutionnaire L’Ami du peuple, publié quotidiennement, à quelques exceptions près, de 1789 à 1793. Voir Jean Massin, Marat, Aix-en-Provence, Éditions Alinéa, 1988, p. 93-103.
5 Adam E. Mendelsohn, « Be Here Now. On the Ultimate High– The Retrieval of History Through Re-enactment », Art Monthly, n° 300, octobre 2006, p. 13-16.
6 Je traduis ici librement le terme employé par Claire Bishop pour désigner des performances qui reposent sur la sous-traitance, c’est-à-dire l’embauche de performeurs – professionnels ou non – par un artiste, tout en référant également à la réalité de la mondialisation. Pour plus de détails, voir Claire Bishop, « Delegated Performance: Outsourcing Authenticity », dans Claire Bishop (dir.), Artificial Hells: Participatory Art and the Politics of Spectatorship, Londres et New York, Verso, 2012, p. 219-239.
7 Le sentiment d’aliénation, qui engendre la sensation d’être étranger à soi-même ou à la société à laquelle on appartient, est l’apanage à la fois du fou et du pauvre, qu’amalgame brillamment la pièce de Weiss.
8 Certains de ces écrits auraient d’ailleurs été faussement attribués à Sade. Voir le cas du roman Zoloé, dont les propos étaient dirigés contre Joséphine, dans Maurice Lever, Donatien Alphonse François, marquis de Sade, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1991, p. 586-588. Sade a été l’une des victimes de l’arbitraire et de l’illégalité qui ont caractérisé le règne de Napoléon. Incarcéré à vie sans jamais être officiellement inculpé, il n’a eu droit à aucune forme de procès. « [E]lle [l’autorité] refuse toute forme judiciaire : pas de jugement, pas d’informations contradictoires, pas de débats, pas d’instruction. » (Sade, cité dans Lever, op. cit., p. 588)
Althea Thauberger, artiste installée à Vancouver, élabore depuis douze ans une œuvre qui joue avec la photographie, le film, la vidéo, la performance et avec le contexte d’évènements publics. Ses projets puisent dans les possibilités et la poétique du document social ainsi que dans la capacité de transformer qu’a l’imaginaire collectif en regard des structures contemporaines du pouvoir. Le travail de l’artiste a récemment été montré à l’occasion d’expositions individuelles et collectives organisées par The Power Plant (Toronto), Audain Gallery (Vancouver), Vanc (Vancouver), Institute of Contemporary Art Overgaden (Copenhague) et la Biennale de Liverpool (2012). Elle vient de terminer une tournée, avec son film Preuzmimo Benčić, dans plusieurs villes des Balkans.
Geneviève Chevalier est artiste, commissaire indépendante et stagiaire postdoctorale au sein du groupe de recherche et réflexion Collection et impératif évènementiel (CIE/CO), dirigé par Johanne Lamoureux. Elle a effectué une thèse de doctorat en études et pratiques des arts à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) sur l’approche du commissariat situé. Chargée de cours à l’UQAM, elle a occupé dans le passé le poste de co-conservatrice de la Galerie d’art Foreman de l’Université Bishop’s à Sherbrooke. Les projets qu’elle a réalisés en tant qu’artiste et commissaire ont été présentés dans divers lieux au Québec, en Ontario et à l’étranger.