VU, centre de diffusion et de production de la photographie
Du 14 novembre au 14 décembre 2014
Par Caroline Gagné
Assise à même le sol de l’espace américain du centre VU PHOTO à Québec, alors que les nombreuses personnes présentes au vernissage circulent et observent Tremblement du temps : 83 40 N 30 41 O / 47 12 N 70 16 O, je songe aux propos que l’artiste Pierre Bourgault vient de tenir en parlant de son installation. D’entrée de jeu, une phrase avait retenu mon attention : « Je ne fais pas des images qui développent l’imaginaire ; je fais des images qui nous regardent. » Opposer une image mobilisant l’imaginaire à une autre image faisant plutôt surgir l’impression d’être regardé peut sembler une entrée en matière saugrenue. Pourtant, les paroles prononcées ont piqué ma curiosité et, par la suite, orienté ma pensée vers la question du statut de la photographie, transcendé par les contingences de l’impression numérique. Fallait-il voir dans Tremblement du temps une dénonciation de la photographie en tant que cloisonnement des points de vue, préférant des cartographies détournées par un changement d’échelle envisagé comme véritable représentation métaphorique du temps ?
Ce changement d’échelle, qui crée un point de vue inédit sur l’espace et déstabilise le visiteur, puis sa perception du temps, est un procédé déterminant chez Pierre Bourgault, que ce soit dans sa pratique sculpturale, installative ou encore dans son rapport à la géographie et au territoire. La directrice artistique du centre, Anne-Marie Proulx, renforce cette idée dans le texte de présentation de l’exposition : « Les coordonnées géographiques se comptent en degrés, d’abord, puis en minutes et en secondes. Entre deux points, la distance est tant spatiale que temporelle. Il est possible de tracer une ligne bien droite entre les deux, mais le voyageur sait bien que rien n’est aussi droit, et que la ligne se mettra à trembler tôt ou tard. » Dans l’installation, ces lignes bien droites sont celles des grands polygones noirs se découpant sur un fond cyan et se déployant en six impressions disposées sur les trois murs contigus de la galerie. De fait, les impressions atteignent presque la hauteur du plafond et enveloppent ainsi le lieu, son architecture. Puis, c’est le paysage et notre capacité à être ébranlé physiquement par lui qui entrent en jeu.
Si j’évoque ici le paysage pour ce qu’il nous déstabilise, c’est que les images en question proviennent d’une portion d’une carte marine sur laquelle on aperçoit des parties terrestres. De fait, les coordonnées géographiques mentionnées dans le titre sont celles d’un point situé au Groenland, puis d’un autre situé à Saint-Jean-Port-Joli, où vit et travaille l’artiste. En ce sens, j’observe aussi cette dimension récurrente dans l’ensemble de l’œuvre de Bourgault : cette dernière est liée au territoire.
Un autre aspect inscrivant l’œuvre dans son rapport au paysage se trouve sur le sol de béton – où je suis encore assise – sous la forme d’une quantité appréciable d’appareils photographiques analogiques, qui côtoient et altèrent le parcours des visiteurs. Bien qu’ils soient recouverts de plusieurs couches de vase puisée à même le Saint-Laurent, on distingue encore les détails qui caractérisent ces appareils. Pour l’artiste, la vase est la représentation tangible des courants qui façonnent le littoral, soumis à la force de Coriolis 1. Cette force d’inertie fait dévier les courants qui érodent le lit du fleuve et en déposent les sédiments ailleurs. D’une certaine manière, les appareils reflex recouverts de vase incarnent le fait de regarder et celui d’être regardé. Aveugles (les objectifs ainsi que les viseurs sont obstrués par la vase), ils « regardent » dans toutes les directions et interpellent le visiteur dérivant et négociant son parcours dans l’espace, le désignant comme celui qui oscille d’un côté, puis de l’autre d’une frontière qui partage l’espace entre le territoire représenté et celui, pratiqué, de la galerie. D’ailleurs, la question du cloisonnement, énoncée au début du présent texte, pourrait bien être l’épicentre de ce « tremblement du temps » puisque ces objets désuets, de valeur sentimentale que sont les appareils photographiques se soumettent aussi, non pas uniquement à ce temps qui tremble, mais à la finitude des choses, à la nôtre.
En somme, quand Pierre Bourgault propose de réfléchir sur la photographie, c’est encore et toujours d’espace, d’échelle et de représentation du temps dont il est question. Ici, les images déstabilisent le point de vue de celui qui les regarde et placent le visiteur devant une véritable métaphore du paysage, de littoral brisé et de temps qui fissure et finit par morceler et éparpiller les choses.
Artiste en arts visuels et médiatiques, Caroline Gagné est engagée dans une recherche amorcée depuis 1998 et s’intéresse aux lieux qu’elle explore en tant que porteurs de contenu latent. Dessin, art réseau, installation et art sonore fondent un parcours artistique multiforme. Active dans son milieu, elle assure la direction artistique du centre d’artistes Avatar depuis septembre 2013. Ayant effectué une maîtrise interdisciplinaire en art à l’Université Laval en 2012, Caroline Gagné vit et travaille à Québec.