The Photobook: A History Volume III
Martin Parr et Gerry Badger
Londres et New York, Phaidon, 2014, 320 p., ill.
Par Alexis Desgagnés
On l’a dit 1, la parution des deux premiers tomes de The Photobook: A History a joué, coup sur coup, en 2004 et 2006, un rôle significatif dans la reconnaissance contemporaine du livre photographique en tant que forme autonome et légitime de la création photographique. Qui plus est, ces ouvrages ont contribué à l’essor fulgurant d’un champ spécialisé de l’édition, pour ne pas dire de toute une économie. Grâce à ces publications, désormais largement considérées comme les principales références en la matière, Martin Parr et Gerry Badger ont assis cette forme sur un socle historique solide, crédible et cohérent, ayant depuis permis la constitution d’un véritable capital symbolique autour duquel se sont rassemblés, petit à petit, acteurs et institutions. L’ampleur de cette reconnaissance est désormais telle qu’il ne paraît pas excessif de parler de l’avènement d’un âge d’or du livre photographique, que les auteurs peuvent se féliciter d’avoir largement suscité.
Dans la préface qu’il signe pour ce nouvel opus, Parr énumère quelques-unes des avancées effectuées récemment sur le chemin de cette reconnaissance. Jadis dévalué par l’institution muséale, le livre photographique figure désormais dans maintes expositions individuelles ou collectives. À ce titre, l’auteur ne manque pas de citer le cas de l’exposition que la Tate Modern consacrait en 2012 aux travaux de William Klein et de Daido Moriyama, dont la mise en relation s’articulait autour de l’influence exercée par le célèbre livre New York, du premier, sur la pratique du second 2. En matière d’acquis institutionnels, Parr souligne également la fondation, en 2008, du Fotobookfestival de Kassel en Allemagne qui cumule, depuis, cinq éditions ainsi que la tenue annuelle de l’évènement Offprint Paris, qui se déroule en marge de Paris Photo. Outre l’intérêt d’un lectorat grandissant pour cette littérature de l’image, si de telles manifestations sont désormais possibles, c’est grâce à l’essor d’un marché gavé par l’offre croissante de livres pensés pour répondre aux attentes, à la demande. À quoi s’ajoute la multiplication constante des points de vente – physiques ou virtuels – et l’amélioration substantielle de la mise en marché des produits.
Bien que l’on ait pu imputer à l’initiative de Parr et Badger le déchaînement agressif des jeux de la spéculation affectant les livres sanctionnés par The Photobook: A History, titres dont la rareté a fait s’envoler le prix, Parr n’hésite pas à convoquer l’objectivité de la raison économique pour se disculper. Évidemment, attribuer aux auteurs le résultat de ces jeux constitue une attaque aussi facile que réductrice. Une telle accusation permet néanmoins de cerner un élément hautement significatif dans le processus de légitimation de la culture en général et du livre photographique en particulier, à savoir l’exercice du jugement d’autorité.
L’expertise de Parr n’étant plus à démontrer, il va de soi que l’appréciation de ce dernier a systématiquement, dans le contexte actuel, la force d’une loi 3. À ce chapitre, Parr ne fait d’ailleurs plus figure d’exception, si l’on en croit la multiplication des listes recensant périodiquement, juste avant les Fêtes, les meilleurs titres de l’année 4. Dans chaque cas, la légitimité qui lui est conférée ne change rien au fait que le jugement des acteurs de la reconnaissance du livre photographique, s’il fait bel et bien acte d’autorité, est éminemment subjectif. Parr ne s’en cache d’ailleurs pas : réitérant le caractère subjectif de la construction historique proposée par The Photobook: A History, l’auteur qualifie l’entreprise « d’histoire révisionniste et non officielle » du livre photographique.
Un tel aveu, au fond, ne fait que souligner lucidement le fait que tout discours historique constitue, toujours déjà, une architecture érigée sur des fondements parfaitement idéologiques. S’en offusquer reviendrait à oublier qu’en matière de recherches historiques, l’objectivité des faits documentés n’est pas garante de celle de leur interprétation. À cet égard, l’assise sur laquelle s’appuie l’ensemble du projet éditorial de The Photobook: A History se résume à une volonté de mettre en lumière toujours davantage de livres tombés dans l’oubli et qui sont susceptibles d’alimenter les photographes actuels dans leurs explorations.
On ne saurait donc juger ce projet comme une entreprise historique, au sens scientifique du terme, mais bien comme une prise de parole, faite par des photographes et pour les photographes. « So the cumulative effect of this process [la recherche bibliographique] is to give the photographers of this world an opportunity to have their say, rather than be told by academics and theoreticians what their history was. » Difficile d’être plus clair.
Contrairement au classement chronologique et géographique du corpus privilégié dans les deux premiers volumes, la sélection, qui se limite cette fois à des livres publiés depuis les années 1930, a été faite de manière thématique, les thèmes retenus étant pourvus d’une densité historique doublée d’une portée signifiante pour notre époque. Pris dans leur ensemble, ces thèmes – la propagande, la contesta- tion, le désir, la société, le lieu, le conflit, l’identité, la mémoire et la référence au médium photographique – peuvent d’ailleurs être étroitement liés à la pratique de Parr elle-même, l’une des plus influentes des dernières décennies. Même si l’intelligence et l’érudition de Badger se font sentir tout au long du volume, il ne paraît pas excessif de juger The Photobook: A History comme un exercice de réification historique de cette pratique par Parr lui-même, exercice en plusieurs points semblable aux différentes généalogies de l’art moderne jadis proposées par les protagonistes des avant-gardes, Signac et Malevitch en tête de cortège.
Le programme idéologique de Parr et de Badger ainsi établi, qu’en est-il des ouvrages présentés dans ce nouveau volume ? Malgré que ceux-ci recoupent la plupart des genres et des esthétiques communément abordés par le discours sur la photographie, Badger, qui cite dans son introduction un autre héraut du livre photographique, John Gossage, préfère considérer, à différents degrés, l’ensemble des livres retenus comme des œuvres de fiction. Ainsi, même dans sa dimension historique, le corpus de ce troisième volume doit être perçu comme le reflet de l’éclectisme caractérisant la production photographique contemporaine.
De ce fait, les autoroutes photographiées par Hermann Harz pour célébrer, en 1943, la modernité de l’Allemagne nazie et les charcuteries représentées par Jiøi Putta pour un catalogue de produits alimentaires publié à Prague en 1973 côtoient des projets récents tels que Lebensmittel (2012) de Michael Schmidt ou Rasen Kaigan (2013) de Lieko Shiga. À n’en pas douter, le regard transhistorique que ce troisième volume jette sur l’histoire n’a d’autre ambition que de légitimer la contemporanéité du livre en tant que forme majeure de la création photographique, pointant, par là, vers un horizon que d’éventuelles pratiques rendront de plus en plus tangible.
En somme, bien que l’on puisse se réjouir de l’efflorescence actuelle du livre photographique, il importe de rappeler que si les photographes d’aujourd’hui, tel que le suggère The Photobook: A History, règnent désormais en souverains sur leur histoire, leurs œuvres sont garantes de la manière dont s’écrira l’avenir. Aussi faut-il espérer, devant l’essor galopant du marché du livre photographique, que ce champ de l’édition n’en vienne pas simplement à mouler son offre sur une demande artificiellement dictée par les intérêts de ce marché. On ne ferait dès lors qu’ajouter une tête de plus à l’hydre de l’industrie culturelle, déjà fort bien portante.
2 William Klein + Daido Moriyama, Tate Modern, Londres, 10 octobre 2012 au 20 janvier 2013 (www.tate.org.uk/ whats-on/tate-modern/exhibition/william-klein-daido-moriyama [consulté le 16 mars 2015]). William Klein, New York: Life is Good & Good for You in New York, Paris, Seuil, 1956. Une réédition est disponible chez Errata Editions : William Klein, Life is Good & Good for You in New York, New York, Errata Editions, 2010, 160 p., ill.
3 Ce qu’illustre, non sans ironie, le livre Martin Parr Looking at Books du photographe suisse Roger Eberhard. Sur un mode satirique, l’ouvrage, qui s’inspire d’un carnet publié sur Tumblr et cumule des images propagandistes montrant le défunt dictateur Kim Jong-il regardant les réalisations du communisme nord-coréen (kimjongillookingatthings.tumblr. com [consulté le 9 mars 2015]), comporte vingt-deux photographies prises par Eberhard dans différentes foires du livre photographique. Parr y est présenté occupé à consulter, dans ces foires, les nouveaux titres parus sur le marché. La publication d’Eberhard, qui décrit Parr comme « the man who matters most in the world of the photobook », se conclut par une série de pages lignées que le lecteur est invité à utiliser pour rédiger sa propre liste des meilleurs livres photographiques de l’année. Roger Eberhard, Martin Parr Looking at Books, Zurich, b.frank books, 2014, 64 p., ill.
4 Depuis 2012, ces nombreuses listes sont compilées dans un répertoire préparé par le photographe QT Luong (www.terragalleria.com/blog/2014/12/09/ best-photobooks-2014-the-meta-list [consulté le 9 mars 2015]). Notons que Parr et Badger sont souvent invités à publier leurs propres listes.
Alexis Desgagnés vit et travaille à Montréal. Artiste, auteur et historien de l’art, il termine actuellement la préparation du livre Banqueroute, un commentaire poétique, en mots et en images, sur l’obsolescence contemporaine du genre humain. Chargé de cours à l’Université de Montréal, à l’Université Laval et au Collège de Maisonneuve, il a été directeur artistique à VU, centre de diffusion et de production de la photographie et est désormais rédacteur adjoint à Ciel variable.