Chih-Chien Wang, L’hiver nous lie, puis vient le printemps – Sylvain Campeau

[Hiver 2018]

L’hiver nous lie, puis vient le printemps
Pierre-François Ouellette Art contemporain
Du 31 août au 30 septembre 2017

Par Sylvain Campeau

Peut-on dire que l’esthétique qu’élabore depuis quelques années Chih-Chien Wang peut s’inscrire sous les rubriques de l’intime et du voyage intérieur, d’une photographie montrant des velléités de narration et d’autobiographie ? Oui, sans aucun doute ! Les images de soi qu’il offre, comme de sa conjointe et de son fils, qui viennent sans cesse relancer le travail, tendent certes à le prouver. Mais il est vrai qu’en même temps, on sent s’interposer une sorte de retenue, qui est représentée par un effort de transposition vers une réflexion qui tente de se maintenir à distance des sujets représentés, comme si l’artiste craignait de trop être happé par eux, de ne plus savoir donner une direction plus réfléchie, plus raisonnée à l’ensemble.

Pourtant, c’est bien le double portrait de bonne taille de son fils qui vient donner vie à l’ensemble de la présente exposition. Tout comme est décisive la présentation de la brève vidéo, dans la salle adjacente à la galerie, intitulée Spring. Elle montre les efforts d’un enfant prenant plaisir à faire éclater la glace recouvrant l’eau du dégel, dans un parc, débâcle typique d’un printemps montréalais. Prises au ralenti, avec un son déformé par cette lenteur, les images de l’oeuvre ont quelque chose de grotesque et de monstrueux, dans ce ballet où un enfant, devenu colosse profanateur de la terre, joue au géant avec des bottes qu’il imagine être de sept lieux.

On retrouve aussi des allusions au quotidien, mais dans une acception qui lui confère une allure un rien funambulesque. Comme si l’artiste refusait d’y voir une sorte de platitude que l’on attribue habituellement aux aspects routiniers des événements de notre vie. Bien au contraire, Chih-Chien Wang semble souvent supposer que, sous la routine et la répétition des gestes de tous les jours, il y aurait une sorte d’aura de mystère. Dans ce confort languide que l’on se crée, il y aurait des profondeurs, une répétition de gestes convenus qui nous rattacherait à tous ceux qui les font au même moment, comme à tous ceux qui les ont faits auparavant. C’est ainsi qu’il faut comprendre certaines des oeuvres vidéo de l’exposition, alors qu’un gymnaste s’apprête infiniment, pris dans une boucle dont il ne peut s’échapper, à entamer sa routine au sol. D’autres pièces montrent la reprise des mêmes gestes, sorte de tic ou d’observation soutenue et infinie. Ou alors il s’agit d’un enfant se livrant au plus innocent des jeux, faisant tournoyer son manteau autour de lui, depuis le pivot de sa tête volontairement prise dans le capuchon, toupie humaine improvisée.

Cette perspective sur le travail de création, et sur ce qu’il doit pouvoir transmettre, explique aussi la présence d’autres images, qui montrent reflets et nuages, brouillard montant et autres jeux du soleil et de l’air. En d’autres, ce sont des perspectives particulières qui donnent un aspect étrange aux objets montrés. On est alors devant des représentations hésitantes. C’est une sorte d’évanescence des images et des choses, de ce qui émane d’elles et se perd dans le passage du temps, qui semble intéresser l’artiste. La carrure solide des êtres et des choses représentés a été soumise à la dématérialisation de la photographie, à sa réduction en photons lumineux, puis en pixels. Toute image est une brume construite, qui se donne pour de la matière brute et compacte. Mais il a fallu auparavant passer par un état latent, gazeux, ou hésitant pour en venir à être ce qu’elle est.

Cet aspect est particulièrement sensible dans l’oeuvre Frozen Stream, qui est certainement un complément à l’oeuvre vidéo présentée dans la petite salle. Elle montre les stries résultant des passages de bottes et patins sur la surface glacée d’un cours d’eau. Prise en plongée et en plan relativement grand, on ne voit que cette surface et on peine à identifier ce qu’il en est. Sans le titre, nous n’y réussirions pas. Mais sa particularité, c’est que le papier est chiffonné. Cette image d’une surface glacée devient, en fait, du coup, elle-même surface mais d’image cette fois, tant l’on sent la présence outrée des encres qui ont veillé à en faire une photo. La croûte givrée s’est en quelque sorte solidifiée en papier photo craquelé. Elle semble avoir été ramenée à sa réalité d’image, reconduite à celle-ci. Mais la croûte et la photo sont plutôt en relation d’équivalence.

Il faudrait pour une fois convenir d’une chose : Chih-Chien Wang ne se prête pas au jeu de la déconstruction. Lorsque les traces du travail photographique ou du cadre documentaire transparaissent dans ses installations, ses vidéos et ses images, ce n’est pas dans un désir de montrer ce que la photo et le fait de photographier peuvent présenter de duplicité. Ce n’est pas pour faire signe à l’effort de mise en scène et en opération du médium, ni pour dénoncer ce que le tout peut avoir de simulé et de construit. Non, bien au contraire, les traces de ce travail, dont les images résultent, sont plutôt une illustration du pouvoir de transformation de l’art. Chih-Chien Wang ne déplore pas que l’art puisse transformer ; il célèbre ce fait en accolant aux traces de ce travail les oeuvres qui en proviennent.

Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Il est aussi l’auteur des essais Chambre obscure : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis de même que de cinq recueils de poésie. En tant que commissaire, il a également à son actif une trentaine d’expositions.

 
[Numéro complet disponible ici : Ciel variable 108 – SORTIE PUBLIQUE]

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