Art/Afrique, le nouvel atelier
Du 26 avril au 4 septembre 2017
Par Érika Nimis
Inaugurée fin 2014 à Paris, la Fondation Louis Vuitton (située au Jardin d’acclimatation, en plein cœur du bois de Boulogne) est la vitrine du mécénat artistique du groupe de luxe LVMH, propriété de l’homme d’affaires français Bernard Arnault. Ce projet pharaonique abrite, dans un écrin imposant conçu par l’architecte Frank Gehry, outre un grand auditorium, un musée d’art contemporain composé de onze salles sur trois niveaux destinées à présenter différentes collections, expositions et interventions d’artistes. Considérée par les médias comme une réplique au projet de Fondation à Venise d’une autre grande fortune française, François Pinault, mécène d’art invétéré tout comme Arnault, la Fondation Vuitton se taille depuis son ouverture un gros succès populaire avec, entre autres, la présentation fin 2016 de la prestigieuse collection Chtchoukine. Pour la petite histoire, piqué par ce succès, François Pinault projetterait depuis d’installer sa collection d’art à la Bourse de commerce de Paris. Ces coups d’éclat donnent au final l’impression d’assister à une partie de Monopoly entre collectionneurs milliardaires, avec la « ville lumière » pour terrain de jeu.
2017 aura en tout cas été pour Paris l’année de l’art africain contemporain, présenté (entre autres) en grande pompe à la Fondation Vuitton, à travers un aperçu de deux collections et d’une exposition collective dédiée à l’art contemporain sud-africain. Les collections étaient chacune présentées sur un des trois niveaux du musée. Le premier accueillait l’exposition Les Initiés, un choix d’oeuvres de quinze artistes emblématiques de l’une des plus grandes collections d’art africain contemporain au monde (12 000 pièces), celle de Jean Pigozzi, l’héritier des automobiles Simca, autrement connu comme le propriétaire des archives de Seydou Keïta, photographe malien (v. 1921–2001), et le dernier niveau, une sélection d’artistes africains de la collection Bernard Arnault. Je ne m’attarderai pas sur ces deux expositions qui, si elles valorisent, et c’est tout à leur honneur, les oeuvres de quelques artistes, imposent aussi le regard et les critères arbitraires de leurs propriétaires pour définir ce qu’est l’art africain (je pense notamment au supposé autodidactisme des artistes de la collection Pigozzi).
Les Initiés a néanmoins le mérite de sortir des coffres-forts des ports francs de Genève quelques pièces clés de l’art africain contemporain produit entre 1989 et 2009. À déplorer cependant une présentation quelque peu artificielle et rigide de ces artistes, dont les oeuvres sont introduites en quelques pièces exposées séparément dans des segments peints de différentes couleurs, avec peu d’informations permettant de les contextualiser. Au dernier étage, le visiteur découvre, dans un espace moins confiné et plus sobre, les choix plus contemporains de la collection Arnault, sorte de prolongement de l’exposition vedette au second niveau qui présente un très beau panorama de la scène artistique contemporaine sud-africaine, bien contextualisé et qui a l’avantage de débarrasser les oeuvres de tout carcan imposé par les lubies d’un collectionneur. Être là/Being there était sans conteste l’exposition vedette de ce « printemps africain » à la Fondation Louis Vuitton, mais aussi une opération de charme destinée au marché sud-africain en pleine expansion pour la marque qui a ouvert deux succursales au Cap et à Johannesburg.
Ce succès a été au passage récemment terni par une polémique autour des couvertures en laine basotho dont la marque s’est largement inspirée pour « africaniser » sa collection hommes printemps/été 2017, si bien qu’elle a été accusée d’appropriation pour avoir exploité ces couvertures (avec profit), sans chercher à collaborer équitablement avec les artisans locaux détenteurs de cette tradition revêtant un caractère sacré1.
Mais revenons à l’exposition Être là, une première en France, qui réunissait seize artistes sud-africains sur trois générations, avec des figures de la première heure dont le parcours synonyme d’engagement contre l’apartheid répond admirablement à celui des plus jeunes générations, nées à partir des années 1980, les « born free ». L’exposition s’ouvrait ainsi sur une installation de Jane Alexander (née en 1959) : une vingtaine de sculptures quasi identiques de mini-hommes à tête de chien, qui défilent comme des automates, nus et chaussés, sur un tapis rouge, le regard aveuglé, tourné vers une seule et même direction, les empêchant de deviner le danger imminent d’une bête féroce campée sur ses quatre pattes, qui leur fait face, prête à bondir sur eux. Cette oeuvre inquiétante semble vouloir dénoncer la violence banalisée, si bien pointée par la philosophe Hannah Arendt, qui permet à un État policier raciste d’exister.
De cette génération qui a vécu les années d’apartheid, deux oeuvres photographiques2 importantes étaient évoquées dans Être là, celle de David Goldblatt qui, depuis les années 1960, suit la société sud-africaine dans sa lutte permanente contre les effets de l’apartheid jusqu’à tout récemment, lorsqu’il photographie le mouvement étudiant « Rhodes Must Fall3 » et celle de Zanele Muholi qui défend la cause LGBTI dans ses séries de portraits et d’autoportraits, préfigurant la toute jeune génération « born free » qui immanquablement aborde le thème de la quête identitaire dans une Afrique du Sud où l’apartheid, toujours présent est devenu essentiellement économique.
Les traumatismes de l’apartheid sont toujours présents dans l’Afrique du Sud des années 2010, malgré les progrès accomplis avec la Commission Vérité et Réconciliation qui avait pour fonction de lever le voile sur les atrocités commises au nom de cette politique de ségrégation raciale. Dans une installation vidéo intitulée It’s a Pleasure to Meet You, la documentariste (journaliste, artiste, activiste) Sue Williamson4, arrivée en Afrique du Sud enfant, l’année où est instauré l’apartheid, fait dialoguer deux jeunes gens de la génération « born free », qui tentent chacun de « gérer le souvenir de la mort de leurs pères » éliminés entre les années 1989 et 1992 par des membres de la police politique. Tous deux ont rencontré le bourreau de leur père dans le cadre de la Commission Vérité et Réconciliation. Dans la vingtaine de minutes que dure cet échange soigneusement monté avec des documents qui retracent deux histoires familiales brisées, l’émotion est palpable, notamment quand le jeune homme, Siyah Ngoduka, évoque le seul et unique souvenir « photographique » qu’il a de son père, une photo que ce dernier a prise de lui bébé en compagnie de son frère. C’est dans son propre regard d’enfant fixant son père qui le photographie qu’il tente de se construire un souvenir.
Parmi les artistes « born free », j’ai envie, pour finir, d’évoquer la tentative discrète d’une réappropriation de l’histoire, celle de Bogosi Sekhukhuni (née en 1980) qui a débuté sa série de portraits peints d’après photographies Heroes en 2013, en apprenant la disparition de Nelson Mandela, « notre “héros national”. J’ai voulu trouver une réponse à des questions que peu de personnes se posaient à ce moment-là : que veut dire le mot héros et quand le devient-on ? Et si nous étions tous des héros dans nos vies quotidiennes respectives ? Alors, je me suis mise à reproduire en peinture des portraits d’inconnus qui ont pourtant, eux aussi, lutté contre l’apartheid. À travers cela, c’est aussi une manière d’explorer la question du pouvoir, de ses différentes formes, et la manière dont l’histoire est utilisée dans la construction du pouvoir[5]. » Tous ces artistes au final cherchent à définir ce qu’est l’identité sud-africaine, une identité niée pendant tant d’années, à présent confuse et tendue, fruit d’une politique post-apartheid qui se voulait généreuse, celle de la nation arc-en-ciel, mais qui s’avère incapable d’enrayer le cours de l’histoire.
2 En complément, lire mon article sur la photographie sud-africaine paru dans Ciel variable en 2012, en ligne : cielvariable.ca/numeros/ciel-variable-91-notre-monde/le-printempsde-la-photographie-sud-africaine-erika-nimis/
3 En référence à Cecil Rhodes, magnat des mines britannique et chantre de l’entreprise coloniale européenne, dont la statue trône dans de nombreux lieux officiels d’Afrique du Sud.
4 Sue Williamson croit au pouvoir de l’art et fait la promotion des artistes sud-africains par le biais du site Internet ArtThrob (https://artthrob.co.za), qu’elle a créé en 1997. 5 D’après Raoul Mbog, « En Afrique du Sud, un vent de fraîcheur souffle sur l’art contemporain », Télérama, le 26/04/2017, en ligne : telerama.fr/sortir/enafrique-du-sud-un-vent-de-fraicheur-souffle-sur-l-art-contemporain,157316.php
Érika Nimis est photographe, historienne de l’Afrique, professeure associée au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest. Elle collabore activement à plusieurs revues et a fondé, avec Marian Nur Goni, un blog dédié à la photographie en Afrique : fotota.hypotheses.org/.
[Numéro complet disponible ici : Ciel variable 108 – SORTIE PUBLIQUE]