[Printemps-été 2018]
Par Pierre Dessureault
Dans cette gigantesque célébration du progrès humain et cette grande fête de l’image déclinée dans toutes ses possibilités technologiques et expressives qu’était l’Expo 67, le Pavillon chrétien conçu par Charles Gagnon constituait un véritable pavé dans la mare de l’optimisme triomphant qui imprimait son caractère à l’événement. Ce pavillon de taille modeste pensé par son concepteur comme une installation multimédia mobilisant la photographie et le film montrait un monde torturé vivant dans la peur (bien réelle à l’époque) du champignon atomique mettant en péril la possibilité même d’un avenir pour la planète.
Le Pavillon1, produit de la collaboration de huit églises chrétiennes, prenait ses distances avec les représentations convenues des religions pour plutôt proposer un parcours immersif divisé en trois zones qui définissaient autant d’étapes dans le cheminement du visiteur. La première est un espace habité par plus de 300 photographies reflétant « tous les aspects de la vie quotidienne, bons ou mauvais, intéressants ou banals2. » Celles-ci sont disséminées dans un vaste espace noir, tantôt disposées sur des supports métalliques de forme cubique, tantôt tapissant les murs pour offrir une vision décentrée de l’état du monde.
Les photographies ainsi mises en scène sont des documents de grande qualité faisant appel aux capacités descriptives du médium pour présenter des situations où la vérité prime sur l’artifice. « La plupart des photographies exposées dans le pavillon provenaient des agences Magnum et Black Star aux États-Unis et étaient produites par des photographes connus, notamment Cornell Capa, Robert Capa, Helen Levitt et Bruce Davidson3. » Il convient d’ajouter, entre autres, à cette liste d’auteurs les noms de David Seymour, Robert Frank et du Canadien John Max. Donnant le ton à la section, ces photographies mettent de l’avant la proximité du regard humaniste et appartiennent à une époque où la croyance au pouvoir des images était encore intacte. Où la vérité de la représentation, la crédibilité et l’authenticité du document étaient incontestables.
La structure ouverte mise en place par Gagnon qui invite le spectateur à voir les images selon une pluralité de points de vue produit un environnement dans lequel le visiteur fait son propre cheminement dans le parcours défini par le dispositif. Libre de ses mouvements devant et autour des images, libre de s’adonner à la contemplation et d’entrer en dialogue tant physique qu’intellectuel avec elles, le visiteur tisse entre elles des rapports qui évoluent au fil des déambulations de son regard, les transposant dans un espace devenu subjectif, tributaire de sa propre expérience du monde.
« Un escalier conduit maintenant au niveau de la crypte à l’issue d’un couloir tortueux, plein d’images de cauchemar4. » Un immense collage d’inspiration surréaliste montrant la dépersonnalisation de la société de consommation et quelques images de grandes dimensions étalant la désolation et la misère marquent la rupture avec ce qui a précédé et annoncent le propos du film constituant la deuxième zone.
Le huitième jour5 fait non seulement le tour des violences qui ont jalonné de manière quasi ininterrompue le XXe siècle, mais il montre aussi que le monde actuel mis en scène dans la zone un en est le produit, ce que viennent rappeler les premières séquences du film montrant l’agitation de l’urbanité du moment. Les actualités filmées qui suivent alignent de manière chronologique les soubresauts qui ont marqué le cours du siècle. À cet égard les documents d’archives qu’utilise Gagnon rappellent des haut-faits identifiables dans l’instant et situables dans le temps et dans l’espace. Les funérailles de l’archiduc François-Ferdinand, la Grande Guerre, le défilé des chefs d’État venus signer l’Armistice, la guerre d’Espagne, Mussolini, le conflit en Éthiopie, Hitler et la Deuxième Guerre mondiale, les camps de concentration nazis, la bombe sur Hiroshima, les assassinats de Kennedy et d’Oswald, les moines bouddhistes s’immolant par le feu au Vietnam, ont donné lieu à nombre d’images devenues emblématiques qui cristallisent dans la conscience historique collective des moments capitaux dans la marche du monde.
En brisant la perception habituelle que nous avons de ces images en les entrechoquant et en les juxtaposant les unes aux autres, Gagnon convoque le passé dans le présent du film et redonne aux actualités filmées et aux événements qu’elles représentent une configuration inédite. Ce faisant, il leur rend leur pouvoir de persuasion par l’émotion pour en révéler les virtualités, en dégager la continuité et en reconstruire visuellement le sens (non pas la signification), car il n’y a pas de vérité intrinsèque aux documents, seulement des traces des événements dont ils sont imprégnés qui peinent à esquisser les contours d’une histoire qui autrement resterait impénétrable.
La distance historique tant avec les événements que les images reste pourtant bien présente. À cet égard, la première partie du film qui irait jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale aligne les séquences passant d’un événement à l’autre et mettant au premier plan le pouvoir descriptif des images appelées à remonter le cours d’une histoire déjà ancienne. La distance est bien là inhérente au document filmé d’un point de vue adoptant toutes les apparences de la neutralité. Ce qui pourrait constituer une deuxième partie du film, qui mènerait de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la fin inexorable, abolit progressivement l’écart temporel. Les fractures historiques que sont la révélation des camps d’extermination nazis et la bombe sur Hiroshima dont on arrivait à peine encore à imaginer le pouvoir de destruction appartenaient à un passé récent pour nombre de visiteurs. La courte séquence de la mort en direct du moine bouddhiste s’immolant par le feu plongeait pour sa part le spectateur dans le présent immédiat de la guerre du Vietnam. Aucune distance ne vient adoucir l’impact du document livrant sans filtre l’actualité. À partir de là, nous sommes immergés dans un flot ininterrompu d’images montées en parallèle d’étalages de biens, de publicités exploitant la femme objet, de montagnes de rebus et de carcasses de voitures nous plongeant dans le présent du consumérisme naissant. Cette cascade effrénée d’images fixes, dont bon nombre ont été prises par John Max à la demande de Gagnon, laisse entrevoir le déchet comme fin ultime d’une société prisonnière de sa frénésie de consommation et mène inexorablement à la métaphore visuelle ultime : gros plan fixe sur une fleur de pissenlit, explosion atomique, retour au pissenlit, cette fois en négatif, qui se referme. Les choses et leur envers. Noir.
Et la zone trois vient conclure le parcours sur une note d’optimisme tout relatif. « Le visiteur quitte enfin la crypte pour entrer dans une salle spacieuse où l’on montre de grandes photos et quelques textes bibliques. La vie n’est peut-être pas irrémédiablement dénuée de sens et l’espoir n’est plus un vain mot car “la lumière brille encore dans l’obscurité et l’obscurité ne pourra jamais l’éteindre6”. »
Cinquante ans plus tard, à l’occasion de l’exposition À la recherche d’Expo 67 présentée au Musée d’art contemporain de Montréal (du 21 juin au 9 octobre 2017), Emmanuelle Léonard reprend là où Gagnon avait laissé, conscient de ne pas avoir épuisé son sujet et « que ce qu’il y avait de plus puissant et aussi de plus abstrait dans la violence c’était sa nature séquentielle, que la guerre n’avait jamais cessé et qu’il y a toujours un conflit qui débouche sur un autre conflit. Je pourrais continuer ce film indéfiniment. Il y a beaucoup de matière en ce moment ; My Lai, le procès Hoffman. C’est comme compléter un dossier de recherche7. »
Le huitième jour 1967-2017 n’est pas une reprise pour mettre au goût du jour le film de Gagnon, mais une suite dans « une installation vidéo en deux projections juxtaposées faites d’archives témoignant de conflits de 1967 à nos jours. Les documents proviennent de différentes sources diffusées sur Internet : archives télévisuelles, étatiques ou militaires, autopromotions de guérillas ou témoignages de leurs actions, propagande des divers camps8. »
On constate d’entrée de jeu que les sources des images ont changé radicalement avec le temps, mais que leur statut s’est aussi modifié. À la différence des actualités filmées à la signification et à la spécificité bien campées (tant dans le registre expressif que représentationnel) produites par des professionnels de l’information et destinées à une utilisation sociale choisie par Gagnon, celles qu’utilise Léonard sont prélevées dans le grand melting pot indifférencié d’Internet qui charrie une multitude d’images anonymes, sans autre qualité que de relayer l’instant présent dans sa durée. Alors que les informations présentées par Gagnon dans son film constituaient par le montage une marche inexorable vers l’horreur atomique, c’est la banalité des extraits de bandes vidéo retenues par Léonard et la violence sourde dont elles sont porteuses qui frappent d’abord. À cet égard, les images des bombardements nocturnes en Irak en 2008 rappellent celles de la première guerre du Golfe qui servirent à légitimer l’intervention des États-Unis en réduisant l’opération Tempête du désert à quelques tracés lumineux dans le ciel nocturne de Bagdad, qui, du fait de leur pauvreté représentationnelle, venaient signifier une guerre chirurgicale et réduire le conflit à un affrontement technologique d’où serait évacuée toute présence humaine. Tout comme la séquence d’ouverture de la vidéo montrant par la vision nocturne l’attaque d’un objectif militaire par un drone alors que la trame sonore transmet les commentaires des opérateurs qui traitent manifestement l’opération comme un passionnant jeu vidéo. Banalité du document. Banalisation de la violence. Deshumanisation. Déréalisation.
C’est là l’un des traits marquants du statut des images diffusées massivement sur Internet : celles-ci ne sont plus médiation et transposition du réel destinées à livrer au regard et surtout au jugement du regardeur une vision de la configuration du monde, mais bien une réalité en soi qui trouve ses seules coordonnées dans l’univers des images. En prélevant certains documents dans ce grand tout indifférencié, Léonard adopte un point de vue à partir duquel elle peint un portrait des guerres au raz du quotidien des combattants : « … extraits de marches, de courses, de camps, d’attentes, évitant les cadavres9 » en constituent la trame. Le montage fait ressortir ce parti pris de réalisme et de distance qui, sans être celui du reporter de guerre attaché à saisir à bras le corps les tenants et les aboutissants du conflit qu’il a pour mission de couvrir, sert de fil conducteur pour installer les séquences dans un réseau de contrastes, de rapprochements et d’échos. Au contraire du montage de Gagnon qui exacerbait les qualités expressives des images afin de provoquer une réflexion du spectateur sur sa propre position dans le monde, Léonard aligne dans une continuité fluide ces documents dédramatisés qui tantôt se déploient sur toute la surface de l’écran, tantôt se répondent d’un écran à l’autre. L’image des conflits qui se dégage de cet enchaînement de séquences est celle d’une répétition ad infinitum des mêmes gestes, des mêmes situations, peu importe les positions des protagonistes.
La texture des matériaux visuels retenus par Léonard, leur matérialité affichée, redonne un poids aux images dématérialisées et fournit des indices sur leur origine et leur parcours. « Le mode d’information fait partie de l’information et l’enrichit. C’est un des principes du choix des documents : chaque fois que c’était possible […] rapprocher le document des circonstances concrètes de son élaboration, faire en sorte que l’information n’apparaisse pas comme cosa mentale, mais comme une matière avec son grain, ses aspérités, quelque-fois ses échardes10. » Cet ensemble de marques constitue autant de traces de la vie des images et de leurs reprises successives dans une multitude de contextes changeants. « Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose 11 », écrivait Camus au lendemain de la bombe sur Hiroshima. Et si le monde des images n’était maintenant plus que ce gigantesque magma tenant lieu de réalité et que l’apocalypse nucléaire qui mettait le point final au film de Gagnon consistait, cinquante ans plus tard, en une attaque informatique de grande envergure qui viendrait paralyser jusqu’à nos plus ordinaires activités…, nous ramenant à la linéarité de la galaxie Gutenberg dont McLuhan prophétisait la fin au profit d’une manière radicalement nouvelle de penser le monde comme un ensemble multidimensionnel transformé en un village global par l’invention de formes inédites de communications instantanées et l’extension des nouveaux médias… « Le monde est ce qu’il est… »
2 Rapport général sur l’exposition universelle de 1967, Tome I, Imprimeur de la Reine pour le Canada, Ottawa, 1969, p. 492.
3 Gagnon, op. cit., p. 148-149.
4 Expo 67. Album mémorial de l’Exposition universelle et internationale, Toronto, Thomas Nelson & Sons (Canada) Ltd., 1968, p. 284.
5 Charles Gagnon, Le huitième jour, 4 Films, DVD et catalogue, Montréal, Spectra Media, 2009.
6 Expo 67. Album mémorial…, op. cit. p. 286.
7 Charles Gagnon, Le huitième jour, cité par Philip Fry, « Fondations : notes sur l’œuvre de Charles Gagnon », dans Charles Gagnon, Montréal, MBAM, 1978, p. 90.
8 Emmanuelle Léonard, Énoncé d’intention en introduction de sa bande vidéo, Montréal, MACM, 2017.
9 Ibid.
10 Chris Marker, Repères, livret de présentation du DVD Le fond de l’air est rouge, Paris, Arte France, 2008, p. 10.
11 Albert Camus, Éditorial, Combat, 8 août 1945, dans Essais, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 291.
Pierre Dessureault est spécialiste de la photographie canadienne et québécoise. À titre de conservateur, il a conçu une cinquantaine d’expositions, publié plusieurs catalogues, collaboré à plusieurs ouvrages et produit nombre d’articles sur la photographie. Depuis sa retraite, il se consacre à l’étude de la photographie internationale dans une perspective historique et, renouant avec ses premiers centres d’intérêt que sont la philosophie et l’esthétique, à l’approfondissement des approches théoriques qui ont marqué l’histoire du médium.
Charles Gagnon, peintre, photographe, cinéaste, est une figure marquante de l’art québécois et canadien. Gagnon est d’abord reconnu pour une œuvre majeure en abstraction picturale mais également par une pratique de la photographie maintenue tout au long de sa vie. Ces deux intérêts se conjugueront d’ailleurs dans les dernières œuvres. Parmi les nombreuses distinctions reçues, mentionnons le prix Paul-Émile-Borduas en 1995 de même qu’un prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques, en 2002. Charles Gagnon a enseigné à l’Université d’Ottawa durant quelque vingt ans. Il est né à Montréal en 1934 et y est décédé en 2003. charlesgagnonartist.com
Emmanuelle Léonard utilise la photographie, la vidéo et le film. Elle compte à son actif de nombreuses expositions personnelles et de groupe, au Québec et au Canada ainsi qu’à l’étranger. En 2005, elle était récipiendaire du prix Pierre-Ayot. Léonard est titulaire d’un baccalauréat en beaux-arts de l’Université Concordia et d’une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal. Elle vit et travaille à Montréal. emmanuelleleonard.org
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 109 – REVISITER ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Charles Gagnon | Emmanuelle Léonard, Le huitième jour – Pierre Dessureault, Expo 67 : le Pavillon chrétien et Le huitième jour ]