Pierre-François Ouellette art contemporain, Montréal
Du 20 janvier au 3 mars 2018
Par René Viau
Pour Attraper + Relâcher, Joey Morgan mise encore une fois sur cette tension entre la sublimation d’une intériorité et l’association à la fois proliférante et disruptive d’images, de procédés et de médias si caractéristique de ses œuvres.
La vidéo d’un feu de camp qui repasse dans la vitrine en continu, de nuit comme de jour, accueille le visiteur. À côté de la projection de ces étincelles qui se déplacent en sinuosités, une figurine d’art populaire, ange aux ailes brisées ou berger, rappelle dans son rôle de figure Janus, le heurtoir en forme de main en prélude à une autre installation de Joey Morgan, The Man Who Waits And Sleeps While I Dream présentée à Passerelle Centre d’art contemporain à Brest (2003). Ce signal, comme certains éléments du dispositif, évoque d’autres interventions antérieures de Joey Morgan, amplifiant sa réflexion sur le temps et la mémoire. Cette figurine était par exemple aussi mal en point que certains cœurs numérisés, balafrés et recousus, remodelés et repeints par l’artiste, caractérisant True Science Comparative Anatomies, aussi intégré au corpus de The Romantic Condition, une série d’installations exposées notamment à la Galerie d’art de l’Université de Sherbrooke (2005) et à la Fonderie Darling (2007). Ajoutant une épaisseur, ces rappels amplifient l’effet de calques et de couches dans les œuvres de Morgan. Celles-ci, comme certains ouvrages littéraires, se déclineraient en suite ou sur plusieurs « tomes ».
Avec ses passages physiques d’un état de la matière à l’autre, la vidéo du feu nous renvoie à d’autres événements agissant comme points nodaux. Les cœurs en glace fondant lentement au milieu de The Man Who Waits se juxtaposaient aux vidéos de l’analyse des rêves d’un homme qui dort. Chez Joey Morgan, l’observation, comme en laboratoire, de phénomènes physiques (dégel, combustion, déplacements humains dans nO fiXeD aDdrESs [Cent jours d’art contemporain Montréal 1989] où des messages téléphoniques sont enregistrés en temps réel, action des marées [TideCatchers, Vancouver 1982], enregistrements d’une activité biologique, pulsations du cœur ou variations neurologiques du cerveau d’un dormeur), se double d’autant d’échappées porteuses d’évocations métaphoriques et poétiques. C’est ainsi que, dans The Man Who Waits, le récit porte sur l’ennui de la technicienne qui doit enregistrer les rêves de l’homme endormi et la charge de ses rêves témoignant du chaos libre de l’inconscient. L’observation clinique s’oppose à ce qui, lié au rêve, se greffe d’investissements affectifs, voire de fantasmes. D’emblée, pour Attraper + Relâcher, un glissement s’opère entre la neutralité d’une technologie qui impose distance et artificialité et le réservoir de connotations symboliques rattachées au feu.
Dépassée la projection du feu, une dizaine d’assemblages sont accrochés sur les murs de la galerie. Combinant mine de plomb, pigments en poudre sur feuilles de mylar retenues par des aimants, ces peintures à l’huile à l’aspect tantôt rouillé ou brillant reflètent une lumière métallique que module le voile mordoré des couleurs. En relation avec la projection numérisée, elles apparaissent comme une apologie du « fait main », un peu à la façon des « vrais faux » cœurs de True Science. Numérisés par l’informatique médicale mais refaçonnés et repeints par l’artiste, ces cœurs montraient un chatoiement de coraux, voire des paysages surréalistes. Cette picturalité envoûtante renvoie ici à la beauté hypnotique du brasier. Devenirs naturels et technologiques, états organique et numérique ont beau maintenir un semblant de séparation, ils s’hybrident de manière convulsive.
Dans une cabine de projection à part défilent des vues urbaines ou celles d’un hôpital, des mascottes de Dollarama, des couvertures de livres de poche anciens ou des scènes quotidiennes. Une voix hors champ récite un journal intime déjanté.
Il écrit une lettre d’amour et elle est si profonde
et si jolie
et si honnête
de tellement de manières
qu’il n’a pas osées auparavant qu’il décide de lui envoyer, à elle,
une photocopie
et de garder pour lui l’original.
Tandis que la diariste bute sur une histoire non élucidée, les repères se brouillent comme le font copie et document authentique. Tensions, couches, niveaux narratifs s’accumulent et s’opposent. Dans ce maelström de significations et de sensations qu’est l’installation, les perceptions tantôt se tissent de renvois vers une occurrence similaire, tantôt se court-circuitent en discontinu. Panique et extase se côtoient.
L’exploration de différents modes d’accumulation qui se consolident mutuellement et de ces correspondances d’échos et de brèches agit comme une tentative d’épuisement. Alors que ces récits engendrent d’autres récits, ceux-ci en définitive se referment sur eux-mêmes pour se dissoudre sous l’effet de contrepoints soigneusement orchestrés.
Entre la grâce poétique et la pesanteur du doute, Attraper + Relâcher reflète, face à la multitude d’informations, l’impossibilité de lire le monde pour peu qu’on force son interprétation à partir de la difficulté de s’y situer.
René Viau, critique d’art, auteur de plusieurs livres sur des artistes québécois et commissaire d’expositions.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Joey Morgan, Attraper + Relâcher – René Viau ]