Lucie Rocher, Outre mesures – Jean-Michel Quirion

[Automne 2018]

Maison de la culture Frontenac, Montréal
Du 29 novembre 2017 au 21 janvier 2018

Par Jean-Michel Quirion

L’exposition Outre mesures de Lucie Rocher s’aborde tel un chantier photographique dans lequel un déséquilibre du réel s’opère : une instabilité résolue ou irrésolue entre des tirages d’images inachevées, accidentées, ou encore fabriquées, tous disséminés sur des dispositifs de présentation hors-normes et réassemblés par des rapports formels, matériels ou conceptuels.

Le titre énigmatique part de la locution « outre mesure » qui évoque « excessivement », ici accentué en une mise au pluriel. Par le truchement d’objets diversifiés que l’artiste s’ingénie à disloquer ou assembler en des dispositifs — supports — inusités, le terme résume bien une exposition pour le moins démesurée. En effet, les quinze propositions d’Outre mesures invitent à aller au-delà d’une mesure, à outrepasser le quantifiable par des procédés photographiques transgressifs. Le corpus, entre abstraction et figuration, se compose de la documentation intemporelle d’une multitude d’essais dans l’atelier, d’espaces architecturaux parcellaires et de paysages sans repère. En corrélation avec des éléments hétéroclites, chacune des images génère ses propres variations de spatialisation et révèle alors des tensions par l’indétermination des combinaisons. Dès lors, les propriétés physiques et mécaniques — numériques ou analogiques — des images s’avèrent transposées en un processus de construction et de déconstruction, néantisant toute forme de représentation habituelle. Les photographies ne sont pas confinées ni figées sur leurs quatre côtés. Décloisonnées, elles s’ouvrent sur des possibilités de toutes sortes. À la limite de l’installation, elles se reconstruisent à travers une exploration bidimensionnelle et tridimensionnelle à la fois. Inhérentes aux dispositifs d’exposition, elles se déclinent en bribes et se déploient dans des agencements éphémères à la stabilité précaire. L’équilibre est absent, au mieux, fugace.

Le vaste espace de diffusion s’apparente à un chantier de construction par l’accumulation de matières résiduelles ou usuelles sur lesquelles les images sont posées, accrochées, sinon projetées sur des fragments de carton, de bois, de miroir, de verre, d’aluminium. D’autres, imprimées sur papier Kraft, sont suspendues à d’étroites armatures de bois. Les œuvres, ainsi contextualisées, se découvrent tour à tour en des amoncellements de combinaisons et de reconfigurations. Le visiteur se retrouve transporté à l’intérieur de l’atelier de Rocher en raison de la dimension immersive de la salle et des images allusives issues de situations rencontrées dans celle-ci : « Dans l’espace parallèle du réel vécu et déjà là, consommé et imposé, apparaît un second réel à portée de main qu’il faut provoquer1. »

Dans l’exposition, seules deux photographies ont un encadrement traditionnel : Reflet doublé in situ #3 (2017), image prise durant le montage d’Outre mesures, ainsi que Recto verso (2017), présentant une duplication photographique sur les deux côtés d’un cadre en bois apposé sur sa tranche.

En suspension et en élévation, l’installation Les précipités (2017), travée de 25 photogrammes d’un disque dur dysfonctionnel imprimés sur papier Kodalite, est positionnée en toute légèreté sur une latte de bois filiforme de plus de 14 mètres de longueur. En succession, les images deviennent de véritables surfaces spéculaires, à l’intersection de différents niveaux de réverbérations, créant des illusions au moyen de jeux d’ombres, et notamment d’accumulations de flous. Disposés à chaque extrémité de l’installation, des ventilateurs synchronisés sur une minuterie provoquent la fluctuation des énumérations visuelles flottantes. Les précipités se ponctuent alors çà et là, se reflétant et se répétant à même les plaques de miroir ou de verre — les dispositifs des autres propositions. À proximité, neuf des quinze œuvres de l’exposition sont mobilisées sur une immense plateforme centralisée dans la salle. En gravitant autour de celle-ci, le visiteur découvre l’ampleur des stratagèmes de détournements d’objets employés par Rocher. Non hiérarchisées, les images côtoient des artéfacts glanés dans l’atelier ou empruntés à la chambre noire, des outils démantelés et des encadrements renversés. S’y retrouve également un carrousel projetant 80 des 160 diapositives de l’œuvre Cinq ans, cinq mois, cinq jours (2017) au verso de Pâmoison (2017), tirage chromogène à proximité. Cette dernière œuvre est une image anéantie en un flux de pixels bigarrés, résultant d’une erreur de connexion entre l’appareil photographique et le disque dur de l’artiste.

Par la sélection et la manipulation d’objets, de même que des procédés techniques détournés ou parfois décalés, Lucie Rocher déjoue et rejoue avec démesure les modes de production et de présentation photographique considérés comme conventionnels. Unifiées à des dispositifs des plus insolites, les images d’Outre mesures, réminiscences de l’atelier, s’éloignent de la fixité et dévoilent la malléabilité de leurs qualités pratiques, esthétiques ou haptiques.

1 Lucie Rocher, expositions, Outre mesures.[En ligne]. http://lucierocher.com/expositions/ (Consulté le 2 mars 2018).

 
Jean-Michel Quirion est candidat à la maîtrise en muséologie à l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Il travaille actuellement à la Galerie UQO à titre d’assistant à la direction et au Centre d’artistes AXENÉO7 en tant que coordonnateur des communications, à Gatineau. Du côté de Montréal, il s’investit au sein du groupe de recherche et réflexion Collections et Impératif évènementiel/The Convulsive collections (CIÉCO).

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Lucie Rocher, Outre mesures – Jean-Michel Quirion ]