[Été 2019]
Par Colette Tougas
L’exposition consacrée par le Musée des beaux-arts de Montréal à la collection Lazare visait1, entre autres, à mettre en lumière trente-trois photographies offertes à cette institution par le collectionneur montréalais Jack Lazare. À ces dons se sont ajoutés de nombreux autres clichés prêtés par Lazare, constituant ainsi une impressionnante exposition de plus de quatre-vingt images réalisées par des photographes canadiens et internationaux.
Comme le titre l’annonce, les États d’âmes renvoient à des portraits alors que l’esprit des lieux réunit des paysages et des espaces urbains, réels ou imaginés. Pour accueillir spatialement ces deux aspects de la collection, le Carré d’art contemporain où était présentée l’exposition avait été aménagé de manière à créer trois lieux : d’abord, la grande salle comme telle au centre de laquelle se trouvait une petite galerie (deuxième lieu) dont trois des murs extérieurs étaient occupés par quatre grandes photographies et dont le quatrième devenait le support d’une collection d’épreuves de Julia Margaret Cameron (1815–1879).
C’est avec cette photographe britannique, révélée à Jack Lazare lors d’une exposition à New York en 1999, que sa passion est née ; jusque-là, il avait collectionné des tableaux figuratifs. Marqué par cette découverte, il s’est alors mis à faire l’acquisition non seulement des images de Cameron, mais aussi de celles de grands photographes contemporains et d’importantes figures modernistes des États-Unis.
Les quatorze épreuves à l’albumine de Julia Margaret Cameron sont, en effet, inspirantes. Ces portraits au caractère délicat, quasi mystique, baignent dans une lumière mystérieuse qui sculpte les visages autant que le drapé des vêtements. On comprend pourquoi le collectionneur de peinture a d’abord été attiré par des photographies à la facture si picturale.
L’exposition met en lumière l’œil du collectionneur. Lazare semble avoir privilégié les photographies où priment la mise en scène et la composition, la gestuelle et la poésie, la vie privée et le climat social, ce que réussit à souligner le parcours de l’exposition tracé par la commissaire Diane Charbonneau. Le premier mur de la grande salle, consacré à l’« esprit des lieux », commence par un « paysage industriel fabriqué » réalisé en Chine par le Canadien Edward Burtynsky et se conclut sur deux images de l’Italien Paolo Ventura plantées dans un décor en papier mâché, donc lui aussi fabriqué. Entre ces deux pôles sont déclinées des variations sur le thème de l’espace urbain – intérieurs, façades, rues – superposé, recomposé, transposé.
Sur le mur du fond s’amorce une série de portraits qui s’enchaînent comme dans une phrase en langue des signes, écrite par les bras et les mains. À la jeune fille accoudée dans un restaurant de Hannah Starkey, qui entame cette section, répond en bout de ligne la Woman at entrance, de Teresa Hubbard et Alexander Birchler, dont le coude plié et le vêtement rouge semblent faire écho à celui de la jeune fille dans une sorte de mise entre parenthèses. La galerie de personnages ici déployée comprend, entre autres, un homme et une femme âgés, deux dames dans un café vénitien, un couple entre extase et fulgurance, et une femme au visage pâle et au regard sombre. Cette série fait ressortir, chez certains photographes, un art de la mise en scène affiné et, chez d’autres, la capacité innée de capter le réel. Sur un des quatre murs composant la petite galerie, en face, une grande photo de Pascal Grandmaison montre une femme rendue pensive par le simple fait de tenir devant elle un panneau de verre – proposition aussi simple qu’efficace.
Le mur suivant continue à nous faire voir les états d’âmes affichés dans quatorze photographies. Dominée par des photos en noir et blanc, cette section est réservée à des portraits en plan plutôt rapproché dans un décor pratiquement absent. Ainsi y voit-on des ambiances intimistes produites par l’allure, le regard, l’attitude et la personnalité d’une suite de personnages principalement féminins (douze sur les quatorze), dont un lumineux cliché d’une jeune Marilyn Monroe par Elliott Erwitt, un autoportrait à la superbe impériale de Raymonde April et le portrait déstabilisant d’une jeune femme en débardeur délabré de Bill Henson. En face, sur le troisième mur extérieur de la petite galerie, deux portraits d’égale force se côtoient : celui d’un homme au crâne rasé, de profil, dont la pose dénote une détermination féroce (de Willie Doherty) et celui d’une femme d’un certain âge, le visage défait par une tragédie invisible (de Katy Grannan).
Sur le quatrième mur extérieur de la petite galerie, la grande photo d’une sortie d’autoroute vers Las Vegas, d’Albert Watson, ramène au paysage, celui d’un improbable ciel en rouge et violet contre lequel se démarque une suite de panneaux routiers annonçant diverses offres de jeu. Ici aussi se trouve l’entrée à la petite galerie.
Dans cet espace plus intimiste sont réunis quarante-sept paysages et portraits individuels et sociaux. De format modeste, sauf exception, les photos couvrent presque un siècle de production, soit de 1916 à 2015, la plus ancienne étant celle de l’Américain Paul Strand et la plus récente, du Français Jean-Baptiste Huynh. Commençant par la célèbre et touchante photo de « mère migrante » de Dorothea Lange (1936), la série de seize images sur un premier mur donnent à voir des artistes autant que des gens de la rue, femmes, hommes et enfants confondus d’origines diverses, dont le portrait remarquablement sobre d’un Éthiopien.
Le mur du fond propose un passage dédié à différentes conditions de vie. Entre autres, une assez grande image nocturne d’Alex Majoli, prise au Congo en 2013, où une misère criante donne à penser, ainsi que deux photos de Gordon Parks illustrant des aspects dérangeants de la société américaine : la première de 1956 montre une femme élégante dont l’enfant est dans les bras d’une nounou afro-américaine à l’aéroport d’Atlanta ; la seconde de 1967 fait voir une famille afro-américaine devant un fonctionnaire de la « commission de la pauvreté » à Harlem.
Des gens dans des paysages ou en mouvement composent le prochain chapitre. Défilent des personnes dans un champ, une famille sans abri sur une route dégarnie, une femme promenant son chien, une fillette en bleu dans un paysage halluciné. Cette dernière fait le lien avec des doubles formels avec véhicules, un paysage déserté vu d’un train et un autre double de passagers dans un train. Sur le dernier mur de la petite galerie, une photo d’Astrid Kruse Jensen montre une femme assise dans une embarcation derrière un rideau de graminées, convoquant avec poésie les thèmes du paysage, du portrait et du mouvement.
Dans la grande salle, les sept dernières photographies tracent, par leur agencement, une sorte de ligne d’horizon. Paysage avec arbre, paysage industriel pyramidal, paysages marin, nocturne et terrestre et champ figé par le frimas mènent à une dernière image de Carlos et Jason Sanchez : une route, cette fois avec personnage, menant à un horizon bleuté.
Au collectionneur passionné, écrivait Baudelaire, « sa collection doit apparaître comme une famille et une famille de son choix ». Celle de Jack Lazare a élargi cette notion pour y inclure la famille humaine. Comment ne pas sentir, au fil de ces visages et de ces lieux, habités ou non, un regard empathique posé sur une humanité toujours à interroger et à réinventer ? Celui de l’artiste photographe d’abord, puis celui du collectionneur avisé qui révèle ainsi une certaine civilisation à une époque donnée.
Colette Tougas œuvre dans le milieu de l’art contemporain à divers titres. Elle est l’auteure de textes sur l’art et de fictions.
Jack Lazare est un collectionneur d’art et homme d’affaire montréalais. Il a découvert la photographie artistique en 1999 et s’est façonné depuis une remarquable collection d’œuvres canadiennes et internationales.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 112 – LA COLLECTION REVISITÉE ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Collection Lazare : États d’âmes, esprit des lieux — Colette Tougas, Portraits de familles avec natures (mortes ou autres) ]