[Été 2019]
María Wills Londoño (Colombie) est chercheure et commissaire d’exposition. Ses travaux portent principalement sur le caractère instable de l’image contemporaine et offrent des points de vue novateurs sur le visage urbain de l’Amérique latine. Ses projets d’exposition ont été présentés à l’International Center of Photography de New York, à la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris, au Círculo de Bellas Artes de Madrid (PHotoESPAÑA), au Centro de la Imagen de Mexico et au Museo de Arte del Banco de la República à Bogotá, où elle a également été responsable des expositions temporaires de 2009 à 2014. Elle a été cocommissaire des expositions Pulsions urbaines (aux Rencontres d’Arles, en 2017) et Oscar Muñoz. Photographies (Jeu de Paume à Paris et Museo de Arte Latinoamericano de Buenos Aires, de 2011 à 2013), de même que codirectrice artistique d’ARCO Colombia 2015. En 2018, elle développe un projet de recherche et d’exposition visant à recontextualiser la collection du Museo de Arte Moderno de Bogotá : The Art of Disobedience. Elle a fondé puis dirigé, jusqu’en 2018, le programme Visionarios de l’Instituto de Visión ayant pour mission de mettre en lumière les figures essentielles de l’art conceptuel colombien.
Une entrevue de Jacques Doyon
JD : Vous êtes chercheure et commissaire d’exposition en art contemporain. Vous avez développé un intérêt tout particulier pour l’image photographique et pour l’art de l’Amérique latine, et avez à votre actif un nombre important de projets d’exposition réalisés en collaboration avec des institutions de premier plan, en Europe et en Amérique, de même qu’en Colombie où vous vivez. Il semble que vous connaissiez également déjà un peu la scène montréalaise. Pourriez-vous nous décrire les grandes lignes de votre parcours et du bagage que vous amenez avec vous et qui nourrira cette édition de MOMENTA 2019 ?
MWL : Je pense que mon expérience professionnelle, indépendamment des questions régionales, permet une compréhension large des processus artistiques. J’ai eu la chance de pouvoir visiter des musées et des espaces consacrés à la création contemporaine en tant que professionnelle et spectatrice, spécialement ceux qui permettent de comprendre la complexité des arts actuels surpassant les médias et les formats traditionnels. Ce que j’apprécie le plus avec cette édition MOMENTA, que j’ai développée en collaboration avec la directrice générale de la Biennale, Audrey Genois, et l’adjointe à la direction et au commissariat, Maude Johnson, c’est de pouvoir favoriser la compréhension de l’image au-delà de la photographie. Envisagé dans le contexte artistique contemporain, ce médium se comprend plutôt à travers une diversité de points de vue et de formats. Le médium photographique est aujourd’hui un canal de questionnement, non seulement sur lui-même, mais sur le monde, ce monde qui est aujourd’hui en crise du réel et de la vérité.
Mon parcours et mon expérience m’ont menée à explorer la coexistence de l’image comme document avec l’image affranchie des conventions photographiques, celle qui devient floue, qui devient vidéo ou sculpture. Mon premier commissariat au Museo de Arte del Banco de la República s’intitulait Chambres photographiques : des espaces étendus pour la photographie. Je souhaitais, dès ce moment, comprendre la photographie comme un territoire dégagé. Le titre que j’ai proposé pour la biennale, La vie des choses, a été inspiré par diverses pratiques artistiques que j’ai vues un peu partout, et particulièrement à Montréal lors de la visite professionnelle de l’édition 2017 de la biennale. Mais c’est également un projet inspiré du cinéma et de la littérature, par Orhan Pamuk ou Georges Perec, qui se penchent sur nos rapports aux objets dans leurs livres respectifs Le musée de l’Innocence ou Les Choses. J’avais donc envie de faire un projet qui traitait des tensions qui marquent aujourd’hui les manières dont nous nous rapportons aux choses qui nous entourent. D’un côté, nous sommes des adorateurs et des fétichistes : nous créons notre vie autour des objets, que nous valorisons au point qu’ils transforment nos identités. Nous devenons ces personnes racontées par les objets, à travers les histoires sur nos existences qu’ils portent. Paradoxalement, nous avons créé une société qui consomme et défait; l’objet est une banalité qui fait partie d’une circulation imparfaite ayant conduit à la crise environnementale qui nous submerge actuellement.
JD : La thématique que vous proposez cette année nous invite à nous intéresser à la vie des choses, de même qu’à la façon dont nous les représentons. Plus qu’un simple reflet d’une réalité déjà donnée, l’image contribue à façonner notre perception des objets et nos interactions avec eux. Et elle est elle-même une chose inscrite dans un monde avec sa propre logique et sa propre efficacité ; vous parlez même d’agentivité. C’est ce monde des objets, en relation à ses représentations, que vous nous proposez d’explorer sous quatre angles (culture matérielle, chosification, absurde et crise environnementale) dans le cadre de deux expositions principales et d’une quinzaine d’expositions complémentaires. Quelles sont les grandes lignes de vos interrogations sur la présence des objets dans nos vies et dans notre société contemporaine ? Comment se structurent le parcours et les recoupements d’œuvres que vous nous proposez ?
MWL : Je me situe dans la ligne de James Elkins, qui parle d’un objet qui nous regarde à son tour. Les objets qui nous entourent sont chargés d’histoires sur notre façon de vivre. Ils nous indiquent la rigidité des discours historiques de nos sociétés dites « rationnelles », où une visée objective efface toute subjectivité et mène à des affirmations définitives plutôt qu’à des récits pluriels. Avec La vie des choses, nous tentons d’abord de délier ces discours, en jetant entre autres un regard critique sur l’exaltation liée à l’objet « exotique » et en reconnaissant la valeur du manuel dans la quotidienneté, le savoir-faire, les traditions, sans tomber dans une approche ethnographique. Nous souhaitons revisiter l’image au regard d’enjeux postcoloniaux pour présenter, par exemple, le travail des cultures autochtones ou, dans le cas de l’Amérique latine, de nos cultures indigènes. Nous nous intéressons entre autres aux manières par lesquelles plusieurs artistes appréhendent l’objet sans forme de hiérarchie entre le vivant et le non-vivant. Des œuvres telles que celles de Raphaëlle de Groot, de Laura Huertas Millán et de Jeneen Frei Njootli offrent des perspectives différentes des systèmes et des relations que nous entretenons avec les choses. Je souhaite également examiner le poids psychologique de l’objet, depuis la réification du corps humain à partir de laquelle notre existence semble avoir perdu de son importance, puisque sa fonctionnalité parait remplacée par des objets. D’où notre intérêt pour l’agentivité, la « vie » absurde de l’objet performatif ou du corps qui, dans sa tentative de devenir objet, frôle la folie. Pour cet angle, je tire mon inspiration du surréalisme.
Nous sommes des adorateurs et des fétichistes : nous créons notre vie autour des objets, que nous valorisons au point qu’ils transforment nos identités. Nous devenons ces personnes racontées par les objets, à travers les histoires sur nos existences qu’ils portent.
L’un de mes points de départ était d’aborder l’objet comme quelque chose d’absolument politique, pas seulement comme élément de représentation. D’abord, je me suis intéressée à la nature morte en tant que genre artistique, car représenter des objets au XVIIe siècle selon les codes de cet assemblage pictural impliquait une série de questions politiques. Mais au-delà de cela, pour moi, La vie des choses, c’est une quête pour comprendre que nos actions affectent immensément notre environnement… ainsi, le terme « nature morte » s’applique à la crise environnementale actuelle.
Ces questions seront abordées à travers les quatre volets thématiques que vous avez mentionnés. L’exposition centrale en deux lieux traitera d’un côté de l’absurde relativement aux problématiques de cette crise environnementale, et de l’autre, de la chosification en relation à la culture matérielle. Avec ce croisement, sans que nous en ayons parlé au départ, nous avons fini par avoir des travaux très performatifs.
JD : D’autres questions traversent également la programmation de cette année, qui a une portée décidément plus politique que ce qui peut sembler au premier abord. Elles sont notamment liées à la place des femmes dans le milieu de l’art (avec près de 70 pour cent de femmes dans la programmation), à celle des cultures extraoccidentales, et plus globalement aux rapports de domination et de pouvoir dans notre société, qui trouvent leur pendant dans le monde des objets qui nous entourent. En quoi l’attention aux objets et à la façon dont nous les représentons peut-elle nous servir face à ces enjeux ? Quelles alternatives l’art peut-il proposer à ces formes structurelles de domination et de pouvoir ? MWL : Je pense qu’une partie de cette réponse est abordée ci-dessus, donc je voudrais me concentrer ici sur la réponse à la question de genre. Dans la culture à laquelle j’appartiens, le poids imposé au corps féminin est très lourd. Pour cette raison, j’estime que cette question d’objectivation, de modification ou de réification du corps de la femme doit être radicalement investie et surtout racontée à partir des voix féminines. C’est un aspect crucial de la biennale de créer un espace pour les créatrices contemporaines qui abordent le sujet du corps, et si elles le dévoilent (ou pas), ce n’est pas en tant que victimes d’une société de consommation, mais plutôt sous la forme d’une autonomisation et d’un pouvoir rebelle.
Multiples, les points de vue non occidentaux, décoloniaux, queers, etc., apportent des changements essentiels dans notre façon de comprendre une image (qui était fortement liée à l’histoire occidentale et patriarcale de la photographie). À partir de là, je vous recommande de voir les projets d’Alinka Echeverría, de Karen Paulina Biswell et d’Ana Mendieta. Par contre, il ne s’agit pas seulement du féminin. Lorsque dans la question précédente je parle de la rigidité des discours historiques, nous y interposons des images de personnes queers ou non binaires, avec les travaux par exemple de Laura Aguilar ou Victoria Sin, qui interrogent précisément les idéaux féminins et les rôles préétablis. Je crois que ce type de proposition est essentiel pour visualiser des réalités qui sont encore trop souvent « autres », exclues des discours et des récits. L’altérité est toujours profondément enracinée dans l’inconscient collectif. À cet égard, je pense également qu’il est essentiel de parler du projet Eu, Mestiço de Jonathas de Andrade, où l’artiste aborde de manière critique la construction des identités raciales au Brésil à partir d’une étude de l’UNESCO, ce qui nous permet de réfléchir sur les dangers de reconnaître les différences comme des questions rigides.
JD : La question de l’ancrage de la biennale dans sa propre communauté est également importante. Cela représente toujours un certain défi pour une commissaire étrangère, étant donné la durée des séjours de recherche. Il semble que MOMENTA ait innové cette année sur le plan de la programmation en développant une collaboration plus étroite entre la commissaire, la directrice générale et l’adjointe à la direction et au commissariat. Pouvez-vous nous indiquer comment la programmation s’est enrichie par la constitution d’un tel trio professionnel ?
MWL : La thématique La vie des choses est une idée que j’ai développée à la suite de ma visite de MOMENTA 2017 et à la découverte de la scène artistique au Canada. Je cherchais un thème qui allait être inspirant et poétique, tout en permettant d’aborder des enjeux de société que je souhaitais cerner. La collaboration a été une manière de mettre en commun nos recherches et nos découvertes artistiques. Le travail d’une commissaire indépendante peut parfois être très solitaire, l’échange d’idées a permis d’enrichir ma proposition commissariale et de l’ancrer dans les préoccupations actuelles du milieu de l’art contemporain canadien. Audrey et Maude connaissent très bien cette scène artistique, elles m’ont fait découvrir la richesse des pratiques au Canada. Nous souhaitions pour cette édition-ci proposer aux lieux d’exposition des projets qui allaient être pertinents et spécifiques au mandat de chacun. À titre d’exemple, Celia Perrin Sidarous travaillera à partir des collections d’arts décoratifs et textiles du Musée McCord et Alinka Echeverría présentera un corpus d’œuvres au Musée des beaux-arts de Montréal qui s’interrogera sur la représentation du corps féminin dans la photographie ancienne. Dans la thématique La vie des choses, j’ai trouvé intéressant de penser à cette vie des objets une fois qu’ils entrent au musée. Même si ceux-ci sont sortis de leur contexte original, ils portent toujours le poids de l’histoire – de leurs histoires. La charge fantomatique et hantée des objets, relativement aux questions de manipulations et de traces, m’intéresse beaucoup. Indéniablement, cette attention envers le jumelage lieu/artiste contribuera à la force des projets présentés.
Jacques Doyon est rédacteur en chef et directeur de la revue Ciel variable.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 112 – LA COLLECTION REVISITÉE ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : María Wills Londoño, MOMENTA 2019 : La vie des choses — Jacques Doyon ]