[Été 2019]
Galerie Patrick Mikhail, Montréal
Du 5 janvier au 16 février 2019
Par Sylvain Campeau
Velibor Božović nous livre ici une exposition dont la moitié des images sont de grandes plages sombres, noyées de sels d’argent noircis. Elles forment ainsi comme un fond sur lequel les autres images, plus petites, viennent se détacher. Ce fond, cette base à partir de laquelle il faut lire l’ensemble présenté, s’offre comme une sorte de bloc ou de réserve où seraient compilées des archives.
Il est ce néant dont toute image serait menacée en même temps que ce réservoir où toute serait aussi conservée. Du coup, les autres photos, plus petites, nous apparaissent comme des survivantes, des rescapées, porteuses de moments privilégiés du seuil de l’oubli dont elles semblent miraculeusement émerger. Mais cela nous révèle aussi combien est fragile et nécessaire ce dépôt que toute photographie paraît être : dépôt d’un moment dont on se souvient difficilement, sur le point, peut-être, d’être effacé.
Il est révélateur que les images ici soient, de façon assez évidente, issues du régime analogique et non numérique. Certaines expositions récentes, avec leurs compléments pédagogiques nous expliquant comment fonctionnait la photographie argentique, nous donnent l’impression que celle-ci est une technique datant d’un siècle alors qu’on la pratiquait encore avant les années 2000 et qu’on l’exploite toujours aujourd’hui, comme le montre cette exposition de Velibor Božović.
On comprend bien que cette exploitation est, de la part de l’artiste, stratégie réfléchie, consciente. La photographie argentique en elle-même semble un témoignage du passé comme technique, avant même que l’on ait regardé les images. Comment ne pas voir le grain, ici, l’accumulation de sels d’argent sur les surfaces noires et mates ? Il en est de même avec une image de bonne dimension, à l’égale de ces trous noirs de la mémoire. On y montre des empreintes d’on ne sait trop quoi dans le sable. Peut-on imaginer image plus révélatrice que celle-ci ? Le sol où elles s’impriment est ascendant et il monte vers un ciel de nébulosité évidente, autre signe éminemment photographique à mettre en rapport avec la série des Equivalents d’Alfred Stieglitz, comme l’avance Philippe Dubois. S’approche-t-on de cette image qu’on voit qu’elle est en fait double. Ce sont deux images suturées l’une à l’autre qui composent cette reproduction globale et l’unifient. Au centre, sur la ligne d’horizon, apparaît le fil de la fracture et de la greffe. Dans un cas comme dans l’autre, cette image recomposée montre elle aussi une très forte granulation, exposant ouvertement son appartenance au procédé argentique.
Il en résulte cette sensation d’assister à une sorte de renaissance d’images, comme si celles-ci revenaient de loin, de l’oubli, de la négligence de la mémoire ou de celle d’un artiste qui n’a pas vu ce qu’elles pouvaient encore avoir à exprimer. On le sait, pour en arriver à créer de telles photos, il faut une situation de lumière rare, un film poussé au bout de sa déjà très grande iso-sensibilité. Ou il faut pousser au moment du développement sur les temps d’exposition à la matière liquide, aux bains chimiques. Ou il faut agrandir déraisonnablement une image, aller en elle pour chercher un fragment révélateur. C’est alors que le grain nous saute au visage, comme cela semble être le cas pour les images de Velibor Božović. En plus, certaines des images qui se montrent telles que dans cette exposition ne sont pas de grandes dimensions. On peut imaginer quel en serait l’aspect si elles s’offraient en des mensurations plus généreuses.
À parler autant de manière et de matière, on va finir par croire que les sujets de ces images importent peu, finalement. Ce n’est certes pas le cas. Par leur facture, il est vrai qu’elles présentent un caractère vieillot. Mais certaines sont saisissantes. Celle qui montre cette espèce de loutre longiligne aux allures d’un alien enragé, dans sa sous-saturation de noir et blanc, avec un grain qui fait penser que l’image a été agrandie, recadrée, fait littéralement peur. En d’autres occasions, on peine à reconnaître le sujet ou la scène photographiée. Un paysage nous apparaît confusément, dans une grisaille de matière photographique. Une étrange balle, ou sphère, fait aussi l’objet d’une image. Mais il est difficile de préciser ce qu’elle peut bien représenter, tant le grain est omniprésent et nuit à la lisibilité du regardeur.
On a là, au final, une sorte d’étrange cabinet de curiosités, comme si les images étaient en qualité des artéfacts dont on ne saurait deviner totalement la teneur. Mais c’est là que la séduction opère, à savoir que c’est bien la photographie qui est ici exposée, dans toutes ses qualités de réservoir d’archives et de déclenchement mnésique. On sent tout l’effort qu’il a fallu pour extirper ces quelques rescapés de l’oubli qui les menaçait.
Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Il est aussi l’auteur des essais Chambre obscure : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis de même que de cinq recueils de poésie. En tant que commissaire, il a également à son actif une trentaine d’expositions.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 112 – LA COLLECTION REVISITÉE ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Velibor Božović, In seeing, there is no right no wrong — Sylvain Campeau ]