[Automne 2019]
Par Charles Guilbert
Ce qui saute aux yeux, dans l’œuvre de JJ Levine, c’est une façon unique de remettre en question les normes liées aux genres. Mais à y regarder de plus près, on découvre que c’est un ensemble de frontières que l’artiste cherche à abolir, tant dans sa façon de pratiquer la photo que dans sa manière d’aborder des sujets comme la famille, le temps et l’espace.
Son œuvre est principalement constituée de trois séries : Switch, Alone Time et Queer Portraits. Si le corpus de la première série est clos, celui des deux autres est en continuel développement. Chaque image d’Alone Time donne à voir un couple qui est, en fait, constitué d’une seule personne incarnant les rôles masculin et féminin. Queer Portraits, comme son titre l’indique, présente des personnes queer et trans ; on retrouve généralement dans l’image une seule personne, mais aussi des duos ou des trios, dont certains incluent des enfants.
Récemment, treize photos et une vidéo faisant partie de la série Queer Portraits ont été regroupéees pour une exposition intitulée Intimates1. Elle faisait suite à Family, présentée en 20162. L’artiste lui-même et Harry – tous deux trans – figurent dans certaines images en compagnie de leur enfant, Joah. À travers ces deux expositions, Levine déconstruit les idées figées qu’on a sur l’identité et les liens sociaux. Nous l’avons rencontré pour qu’il nous parle des partis pris esthétiques et politiques qui sous-tendent son travail artistique3.
Charles Guilbert : À travers tes œuvres, tu proposes une définition de la famille qui n’a rien de restrictif.
JJ Levine : Lors de mon exposition à La Centrale, quelqu’un m’a dit : « Je comprends pourquoi il y a des images de vous deux et de votre enfant ainsi que de tes amis et de leurs enfants, mais pas pourquoi on retrouve aussi des images de personnes sans enfant. » Je lui ai répondu que c’était justement le but de l’exposition : élargir l’idée de famille pour inclure les amis, les relations, toutes les personnes qui se sentent engagées les unes envers les autres. Même avant d’avoir un enfant et avant que mes amis en aient, j’utilisais le mot « famille » pour parler des personnes qui figurent dans mon travail.
CG : Pour toi, donc, la hiérarchie entre famille biologique et famille affinitaire n’a pas lieu d’être.
JJL : Exactement, j’aime que les frontières soient brouillées. Mes amis sont intensément impliqués dans la vie de mon enfant, tout comme ma fratrie, composée de quatre personnes, queer elles aussi pour la plupart. Je me sens vraiment chanceux qu’il en soit ainsi. Et je vois ce type de solidarité dans d’autres familles queer. Dans le court métrage Friends and Children dancing, Shot on my Mother’s Camera, que j’ai réalisé en 2018, deux femmes, Heather et Selena, dansent avec deux enfants, Aylin et Joah. Ni l’une ni l’autre des femmes n’est la mère d’un des enfants, et pourtant elles jouent toutes deux un rôle central dans la vie de ces derniers. Selena, qui est l’une de mes meilleures amies et la tante d’Aylin, prend souvent soin des enfants. Quant à Heather, elle a choisi de vivre en colocation avec Aylin et sa mère afin de prendre part à l’éducation de l’enfant. Il n’y a pas de mot pour nommer cette relation parentale. Et pourtant, elle est très significative. Il me semble essentiel de parler de ces liens qui, dans un monde queer, peuvent même être plus importants que les liens biologiques.
CG : En un sens, dans l’éthique queer, l’amitié a une place centrale.
JJL : Partenaire et enfants : c’est ce qui constitue normalement ton monde comme adulte. Pourtant, les amis sont souvent là avant que survienne un ou une partenaire. Pour moi, être queer, c’est mettre de l’avant les relations d’amitié et maintenir des relations multiples toute sa vie. Une énergie est consacrée à la résolution des problèmes qui peuvent se présenter afin que ces relations puissent durer.
CG : On pourrait même avancer que ton approche de la photographie est indissociable de l’amitié.
JJL : J’ai un lien intime avec toutes les personnes présentes dans mes images. C’est ce qui me permet de passer beaucoup de temps avec elles pour créer un portrait. Je mets entre quatre et huit heures pour produire une dizaine de négatifs. La lenteur du processus est liée au soin que nous prenons l’un de l’autre. Le souci que nous mettons dans les détails qui se trouvent dans l’image témoigne de la valeur de notre relation. Il y a un lien direct entre l’attention que je porte à mes sujets et celle que je porte à la fabrication des images.
CG : Cette complicité avec les proches que tu photographies est aussi essentielle pour permettre la transformation de l’espace intime en une sorte d’espace intermédiaire où le regardeur est invité à entrer.
JJL : Oui, je photographie presque toujours les personnes dans leur propre environnement, mais l’espace que je cadre est complètement reconstruit. Je pars de ce qui leur appartient – meubles, vêtements, accessoires et objets – pour créer une scène. Plusieurs personnes disent que mon travail est documentaire, mais je résiste à cette étiquette. Tout y est tellement transformé ! Oui, ce sont de vraies personnes, de vraies identités, de vraies relations amicales, mais la photo elle-même n’est pas documentaire. Ce n’est pas un moment que je capture, c’est un moment que je crée.
CG : On sent, en effet, quelque chose de volontaire dans la composition des images.
JJL : L’intentionnalité, c’est très important pour moi. C’est le contraire de photographier quelqu’un par surprise, attitude qu’on retrouve souvent dans des images documentaires. Je veux que le sujet sache qu’il est en train d’être photographié et qu’il puisse s’y préparer pendant des jours s’il le veut. Tout est très planifié. Si quelqu’un est nu dans une image, c’est parce qu’il en a décidé ainsi. Il a pensé à ce que ça impliquait et a voulu que le regardeur vive cette expérience précise. La photo n’est pas une fenêtre sur toute la vie de la personne. Elle n’exige pas du sujet qu’il fasse offrande de son identité. Le cadre donne seulement l’information que je veux donner ou que mon sujet veut donner. Les détails qu’on y retrouve sont des clés qui réfèrent à l’identité de ce dernier. Ils donnent au regardeur la permission d’entrer dans l’image.
CG : Cette « pudeur », si je puis dire, a quelque chose de politique.
JJL : Elle s’oppose à la façon dont les corps queer et trans ont traditionnellement été présentés. On retrouve, dans l’histoire de la photographie, notamment dans la photographie médicale et légale, ou dans l’approche « freak show », une indéniable violence, quelque chose de très intrusif.
CG : Il y a quelque chose, dans la solennité avec laquelle posent tes sujets, qui renvoie à la tradition du portrait.
JJL : Je photographie les corps et les identités queer de la même façon que l’étaient à l’époque les gens culturellement sanctionnés, d’une classe et d’une identité spécifiques. Le portrait qu’on faisait d’eux en studio était une archive pour la postérité. La famille nucléaire était à l’avant-plan dans ces images. Les corps queer n’auraient jamais été photographiés ainsi à l’époque. Ils n’avaient pas accès à ce regard qui célèbre, élève et commémore… En reprenant cette approche traditionnelle, je crée une sorte d’ambiguïté temporelle que j’aime.
CG : Ce jeu sur les frontières temporelles semble vraiment au cœur de ton esthétique.
JJL : J’évite d’inclure dans mes images des éléments qui permettent de les situer dans un temps précis. Par exemple, on ne retrouve jamais de référence à la technologie actuelle dans mes images. On retrouve par contre beaucoup d’éléments qui réfèrent à des époques révolues, des meubles et des objets rétro, par exemple. Au moment où ces objets ont été fabriqués, il y a quarante, cinquante ou soixante ans, on n’aurait pas pu réaliser ces photos dans lesquelles on retrouve des personnes queer et trans sûres d’elles-mêmes. J’aime pointer vers cette impossibilité.
CG : Même au plan technique, tu conjugues présent et passé.
JJL : Je suis très attaché aux médiums analogiques ; j’utilise d’ailleurs toujours un appareil argentique pour les prises de vue. Pour créer Alone Time, j’ai recours à l’ordinateur, puisqu’il s’agit de photomontages ; j’associe patiemment plusieurs négatifs avec Photoshop pour créer une même image. Mais je continue d’imprimer mes Queer Portraits en chambre noire, même les 40 × 50, ce que peu de gens font encore. L’impression d’une image me prend de quatre à six heures. Ça parle aussi de la présence d’amour dans le travail.
CG : Ton travail est pourtant bien ancré dans la réalité d’aujourd’hui, notamment dans sa façon de présenter les familles queer.
JJL : Bien sûr, voir l’image d’un homme enceint, c’est inhabituel. Mais ce n’est pas nouveau que les personnes queer et trans aient des enfants. Pour moi, c’est normal de faire ces images, puisque c’est ce que je vis. Je trouve important de faire circuler dans le monde les images de ce quotidien, de montrer que ces réalités existent et qu’elles ne sont pas uni-dimensionnelles.
CG : Ton travail s’inscrit-il dans un désir de normalisation des identités queer et trans ou, au contraire, dans un esprit de résistance ?
JJL : Je me sens beaucoup plus proche d’une approche anti-assimilationniste, anti-establishment et anti-capitaliste, car pour moi tout ça est lié. Et je vois qu’il est possible d’avoir un enfant sans sacrifier son opposition aux choix de vie normatifs. Je résiste à l’identité dominante et je suis très critique du gouvernement. Aujourd’hui encore, la Régie de l’assurance-maladie du Québec (RAMQ) ne rembourse certaines chirurgies aux personnes trans que si ces dernières acceptent d’être stérilisées, ce qui est révoltant. Être trans, avoir un corps qui s’accorde avec ce que tu ressens, ce ne devrait pas être lié avec le droit ou non d’avoir des enfants. À cet égard, la bureaucratie, transphobique, ne peut concevoir autre chose que la binarité. Évidemment, il y a eu des avancées, mais il reste encore beaucoup à faire.
2 L’exposition Family a été présentée à La Centrale à Montréal du 11 novembre au 9 décembre 2016.
3 Ces propos ont été recueillis le 6 juin 2019.
Charles Guilbert est artiste (vidéo, installation, dessin, chanson, écriture), critique d’art et professeur de littérature. Au cours des cinq dernières années, il a aussi été commissaire, en collaboration avec Marlène Boudreault, de dix expositions, dont, en avril dernier, Nos corps (œuvres de JJ Levine, Rachel Echenberg et Sylvie Cotton).
JJ Levine est un artiste montréalais. Il détient une maîtrise en beaux-arts de l’Université Concordia avec une concentration en photographie. Il fut récipiendaire de nombreux prix et de plusieurs subventions du Conseil des arts et lettres du Québec et du Conseil des arts du Canada. Ses œuvres ont été présentées au Canada, aux États-Unis ainsi qu’en Europe. Il a également été conférencier invité dans le milieu universitaire et a été publié dans plusieurs journaux académiques. Il est représenté par la galerie La Castiglione à Montréal. www.jjlevine.com
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 113 – TRANS-IDENTITÉS ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : JJ Levine, Family — Charles Guilbert, Au-delà des frontières ]