Stephen Gill, Gill et les oiseaux : une déontologie photographique — Alexis Desgagnés

[Hiver 2020]

Par Alexis Desgagnés

Au seuil de mon adolescence, ma première passion a été d’observer les oiseaux. Combien d’heures ai-je passé, jumelles au cou, à marcher lentement, silencieusement, dans les bois et les friches, à l’affût du moindre merle ! Lorsque j’avais treize ans, un appareil photo offert par ma belle-mère est venu remplacer les jumelles, faisant lentement bifurquer mon destin de l’ornithologie vers l’art. Je me souviens encore de l’étonnement qu’ont suscité en moi mes premières photographies, d’oiseaux, il va de soi. Pris avec un objectif 50 mm, ces derniers n’étaient que des points indistincts dans de vastes paysages. Rapidement, la déception que m’ont inspirée ces piètres images a fait place à un questionnement, qui me semble aujourd’hui à l’origine de mes réflexions sur l’art : comment photographier les oiseaux ?

En filigrane de cette question, des plus simples en apparence, qu’il m’était tentant de solutionner par des évidences techniques (raffiner l’approche du sujet, utiliser un téléobjectif), s’inscrivait intuitivement une interrogation fondamentale, principielle, me révélant la grande proximité qui existe entre l’ornithologie et la photographie. Qu’est-ce qu’observer ? Quelle relation noue la subjectivité de celui qui observe à l’objectivité de ce qui est observé ? Qu’est-ce que le regard ? Qu’est-ce qu’un point de vue ? Des années plus tard, j’ai trouvé des échos de ces préoccupations dans les livres du photographe anglais Stephen Gill, notamment dans The Pillar, récompensé du Prix du livre d’auteur aux Rencontres d’Arles en 2019.

Parcours d’un expérimentateur. Depuis la fin des années 1990, Gill apparaît comme l’un des photographes les plus originaux de sa génération. Artiste éclectique aux projets irréductibles à une esthétique univoque, c’est un expérimentateur hardi dont la démarche renvoie au registre des sciences humaines (anthropologie, archéologie) aussi bien qu’au domaine des sciences naturelles (biologie, éthologie, écologie). On peut également difficilement dissocier son imagerie du rapport qu’il entretient avec le support du livre, qui constitue le principal catalyseur de ses séries. Afin de garder le contrôle sur l’ensemble du processus éditorial menant à la publication de ses ouvrages, Gill a d’ailleurs fondé la maison d’édition Nobody Books1 en 2005.

Son approche rappelle d’abord l’esprit de l’enquête de terrain (field studies). Dans plusieurs entrevues qu’on trouve sur Internet, l’artiste qualifie sa photographie de descriptive. Il souhaite apparemment rendre compte des lieux qu’il explore au cours de ses errances de manière relativement détachée. En évoquant ce parti pris, qui permet d’associer la démarche de Gill à la tradition documentaire, on ne doit pas moins reconnaître la dimension conceptuelle de nombreuses séries du photographe, que ce soit en raison de leur sujet ou du mode de production des images les composant.

Après avoir proposé des travaux documentaires à caractère anthropologique2 au début de sa carrière, Gill a consacré dès 2003 plusieurs projets au quartier populaire d’Hackney Wick, situé dans l’Est londonien (Hackney Wick, 2005 ; Warming Down, 2008). Ceux-ci montrent aussi bien la population d’immigrants et de réfugiés de ce secteur que ses paysages urbains désolés. Ces photographies ont été réalisées avec un appareil bon marché acquis en échange de quelques cents aux puces du coin. Photographier Hackney Wick de la sorte a permis à Gill de se livrer à une espèce d’« archéologie à l’envers » des environs, comme le suggère le titre d’un de ses ouvrages (Archeology in Reverse, 2007), alors que le quartier s’apprêtait à être largement transformé par la construction d’infrastructures destinées à accueillir les Jeux olympiques de 2012.

Mais encore, ce corpus londonien a donné l’occasion à Gill d’accorder une place grandissante à l’expérimentation dans une démarche qui multiplie les stratégies pour repousser les limites du langage photographique : tirages enterrés dans le sol d’Hackney de manière à ce que la terre et les averses dégradent leur émulsion (Buried, 2006) ; tirages rephotographiés après que Gill eut redéployé à leur surface divers éléments végétaux et autres objets trouvés sur les lieux de ses prises de vues (Hackney Flowers, 2007) ; introduction de tels éléments dans le boîtier de l’appareil afin de générer ce que Gill nomme des « in­camera photograms » (Talking to Ants, 2014) ; développement de pellicules avec des boissons énergisantes (Best Before End, 2014).

Pour certains de ses projets, Gill a eu recours à des approches différentes, à l’appropriation notamment (Unseen UK, 2006 ; Hackney Kisses, 2014). Certains de ses livres présentent, d’autre part, des objets trouvés dans différents contextes, que ce soit des pierres et autres projectiles utilisés lors des émeutes londoniennes de 2011 (Off Ground, 2011) ou des bouts de papier hygiénique trouvés dans les hôtels qu’a fréquentés l’artiste à travers le monde (Anonymous Origami, 2007). Aussi bien dire que la production de Gill n’est pas exclusivement ancrée dans le territoire londonien. Le photographe a du reste réalisé certaines séries à Brighton (Outside In, 2010), au Japon (Coming Up for Air et B Sides, 2010), à Trinidad (Trinidad 44 Photographs, 2009), au Luxembourg (Coexistence, 2011) ou encore en Suède (Night Procession, 2017, et The Pillar, 2019), où l’artiste vit désormais avec sa famille.

Portrait de l’artiste en naturaliste : Coexistence et Night Procession. Il ressort de plusieurs travaux déjà mentionnés, mais aussi d’autres corpus plus récents, l’impression d’une forte proximité entre la démarche artistique de Gill et celle d’un naturaliste, d’un amateur de sciences naturelles. Cette dimension du travail de l’artiste, encore indirecte quand ce dernier utilisait des éléments végétaux et des insectes pour enrichir son langage photographique, est particulièrement affirmée depuis la réalisation, en 2011, de l’ouvrage Coexistence, l’un des projets éditoriaux les plus ambitieux de l’artiste.

Coexistence est le fruit d’une commande assignée par le Centre national de l’audiovisuel du Luxembourg à Gill3. Devant créer un projet in situ, celui-ci s’est intéressé aux bassins du château d’eau de Dudelange, un site d’exploitation sidérurgique en opération de 1883 à 2005. Ayant découvert ces friches avec un esprit semblable à celui qui l’animait à l’adolescence, lorsqu’il pouvait passer des heures à observer la vie dans un étang, l’artiste a choisi d’éclairer dans son livre l’interrelation du monde microscopique des eaux stagnant dans les bassins et du monde macroscopique des résidents de Dudelange.

Publié sous la forme d’un album luxueux tiré à 1 500 exemplaires4, Coexistence regroupe principalement des photographies qu’a réalisées Gill à l’aide d’un microscope médical prêté par l’Université du Luxembourg, microscope que le photographe a utilisé pour examiner l’eau puisée dans les bassins du site industriel. À travers ce corpus, l’artiste a disséminé des photographies montrant le site lui-même, ainsi que des portraits de Dudelangeois. La nature hétérogène de ce travail photographique est ici considérablement atténuée par la facture particulière des images. Celle-ci découle de l’utilisation d’un procédé expérimental, fidèle en cela à la démarche de Gill, qui, pour Coexistence, a plongé ses tirages dans l’eau des dits bassins de manière à leur donner un aspect sali et aqueux.

En 2017, Gill a fait paraître Night Procession, livre où il s’aventure à nouveau dans le sillage du naturaliste. Night Procession est constitué de photographies prises dans la campagne suédoise qui dévoilent les activités nocturnes d’animaux sauvages. L’usage de détecteurs de mouvement et d’un flash infrarouge a permis au photographe de s’éclipser des bois pour laisser libre cours à l’animation des nuits suédoises et déléguer l’observation aux soins de son appareil. De page en page, tranquillement, renards, chevreuils, rennes, rapaces, limaces, mulots, castors, orignaux, lièvres, loups, fauvettes et sangliers défilent dans la densité de la forêt, aux pieds des arbres ou au bord des points d’eau. L’intensité poétique de cette procession nocturne captée avec la vérité du documentaire ne rend que plus manifeste l’absence du photographe. Quelques visages enfantins glissés çà et là au gré du livre suggèrent aussi à quel point la nature est notre famille initiale.

Des livres et des oiseaux. À revers de la démarche errante du Gill londonien, tout comme son livre jumeau Night Procession, l’ouvrage The Pillar (2019) met à profit les possibilités d’automatisation de la photographie au service de l’ornithologie. Un appareil automatisé est installé devant un poteau, ou plutôt devant un pilier, si l’on en croit le titre du livre, ou même un perchoir. Le fréquente saison après saison la faune aviaire d’une campagne suédoise. Au loin, des fermes forment l’horizon.

Le code de déontologie suivi par la plupart des ornithologues s’ouvre sur le précepte suivant : on doit éviter, quand on les observe, de déranger les oiseaux. On voit ici, dans le livre, à quel point Gill sait se faire discret, lui qui pourtant, en 2014, dans la série Pigeons, a représenté comme nul autre les pigeons, en les agressant cependant d’un violent coup de flash direct, intrusif, à la manière d’un Bruce Gilden. Ce que nous montraient alors les pigeons de Gill, c’était « l’enracinement de la vie dans le théâtre de son déploiement, édifié, contre l’histoire, à même l’acier [des viaducs], la fiente et l’accumulation des jours5 ». Dans The Pillar, l’artiste, cette fois davantage ornithologue que photographe, laisse la vie être, sans théâtre, sans décor, simplement dans son habitat, agricole, rural, saisonnier et paysager.

On reconnaît ici quelque chose de la démarche d’A Book of Birds, publié par Gill en 2010, un livre que j’aurais peut-être pu produire si, au seuil de mon adolescence, j’avais été aussi bon artiste. Toujours selon la déontologie, l’identification d’un oiseau suppose l’observation de son habitat. Dans A Book of Birds, sans déception, les oiseaux ne sont que des points indistincts dans de vastes paysages. Un moineau, un pigeon, un héron ou tout autre oiseau qu’on aurait pu voir dans une ville, dans un environnement urbain, construit. Une tourterelle triste.

I wanted to make a study of how birds fit and mould their lives around ours and adapt to what we have created. I was also very interested to hear that scientists found that birds in towns and cities sing louder or use higher frequencies compared to the same rural species so they can be heard above the man­made noise6.

Gill, ici autant naturaliste que dans The Pillar, Night Procession ou Coexistence, affirme à quel point la faune ne cohabite pas avec les forces humaines : elle s’adapte, elle s’aliène à la paupérisation des paysages humains, urbains, dégradés, dépouillés de toute nature sauvage. Faune acclimatée, domestiquée, acculturée, civilisée.

Dans The Pillar, c’est toute la question du point de vue, statique, immobile, silencieux, attentif, contemplatif qui sous-tend le motif du pilier. La question de l’observation. De sa déontologie, en ornithologie autant qu’en photographie. Quelle relation noue la subjectivité de qui observe à l’objectivité de qui est observé ? Qu’est-ce que le regard ?

Un écosystème. Une tourterelle triste.

1 Nobody Books : https://www.nobodybooks.com/ (consulté le 22 septembre 2019).
2 Portraits d’individus portant des écouteurs, de passagers de train, de touristes perdus ou de quidams avec des chariots à emplettes ; photographies de guichets automatiques, de chantiers de construction ou de panneaux publicitaires. Ces séries sont rassemblées dans l’ouvrage Field Studies, Londres, Chris Boot, 2004.
3 Stephen Gill, Coexistence, Londres et Luxembourg, Nobody Books et Centre national de l’audio-visuel, 2012. Voir aussi http://cna.public.lu/fr/actualites/photographie/2012/09/gill/ index.html (consulté le 30 septembre 2019)
4 Six variantes du livre ont été mises en circulation à l’occasion de ce tirage, imprimées en 250 exemplaires chacune. La différence entre ces variantes était la seule couverture, imprimée sur un papier marbré distinct.
5 Alexis Desgagnés, “Habitat,” Ciel variable 99 (January–May 2015): 11. Voir aussi, dans le même numéro, le portfolio consacré à Gill aux pages 12 à 21.
6 En ligne : https://www.nobodybooks.com/product/a-book-of-birds (consulté le 2 octobre 2019).


Artiste et auteur, Alexis Desgagnés vit à Montréal. Il enseigne l’histoire de l’art au collégial et milite activement dans un syndicat. Son poème Ornithologie est à paraître dans un recueil de poésies et de photogra­ phies intitulé Métamorphose, réalisé en collaboration avec Serge Clément.


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