David K. Ross, Children of Kaos — Jeanne Randolph, Parfois, un nom n’est qu’un nom

[Hiver 2021]

Par Jeanne Randolph

Pillage inutile
– Je lui ai dit que je pensais « Pillage inutile ».
– Comme dans futile ? a répondu mon ami.
– Comme dans fichu hybride, ai-je dit. Chacun d’entre nous peut faire ce qu’il veut avec les noms, même avec des noms qui ont quatre mille ans.
– Et nous vivons, a renchéri mon ami, qui connaît bien mon mode désillusionné de psychanalyse, à une époque où trop de noms anciens ont été transformés en marques de com- merce.
– Hé bien, ai-je poursuivi, il arrive justement, pour des motifs littéraires, que je cherche dans Google des entreprises qui s’appellent Olympus :
Olympus poisson-frites ;
Sonde de coagulation plasma Olympus ;
Sous-vêtements pour hommes Olympus,
« inspirés des olympiens de l’antiquité, 88 % nylon ».
– Les olympiens inspirent réellement les PDG ? s’est étonné mon ami.
– Indirectement, ai-je répondu. En tout cas, j’ai aussi fait des recherches sur des grands noms de la Grèce antique et je les ai tapés dans le marché virtuel.
– Oh, dis-moi ! Comme quoi ?
– Je t’en propose une autre série, ai-je dit :
Casquette adulte ajustable Delphi ;
Couvre-lit Versace Medusa ;
Faux-cils en poil de vison Clotho, « plus courts,
mais toujours aussi amples et soyeux » ;
Pédalier carbone Chorus ;
Fusil jouet électrique Prometheus pour enfants…
Et ne dites pas « Tire-moi dessus ».
– Surréaliste ! nous sommes-nous exclamés tous les deux.
– Tu sais ce que disait André Breton ?
Et avant que mon ami me réponde « Oui » ou « Non », j’ai cité André Breton :
– Ce qu’il y a d’admirable dans le fantastique, c’est qu’il n’y a plus de fantastique : il n’y a que le réel.
– Penses-tu qu’il voulait dire que les références aux noms my- thiques ont été remplacées par des produits commerciaux au sens matériel du terme ? a lâché mon ami, sceptique, avec de la tristesse dans la voix. Vraiment ? Donc, quand je lis ou j’entends le mot chorus ou chœur, vais-je un jour visualiser un pédalier plutôt que les pièces d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide ?
Je n’ai pu résister à l’idée de contrarier mon ami un petit peu plus.
– J’ai cherché des produits de consommation Psyché sur Amazon (satis dictum), ai-je ajouté.
– Oh, mon dieu, non. Bon, d’accord, je peux entendre ça.
Qu’as-tu trouvé ? a-t-il demandé.
– Ça s’est avéré un brin infructueux. Il y a trois catégories : 13 bijouteries Psyché, une pléthore de produits médiatiques de masse (Kaos, par exemple), ainsi que des livres de psycho- pop qui ont « psyché » dans le titre. Mais (et j’ai élevé allègre- ment ma voix) il n’y aucune marque Psyché de sacs à main, d’outils de jardin ou de cosmétiques, aucune marque Psyché d’appareils de cuisine, de déco ou d’articles pour animaux.

Une hydraulique de l’esprit

Mes amis sont habitués à mes longues interruptions psycha­nalytiques dans les conversations.

– Les biens marchands susmentionnés sont des exemples superficiels de la théorie freudienne sur la publicité : le pos­tu­lat est que notre système mental, ou psyché, est un ins­trument qui comprend des mécanismes intimes, pré­verbaux et autonomes.

Psyché est universellement connu comme le terme grec pour âme ou esprit. Et die Psyche désigne l’âme en allemand. La Psyché de la mythologie grecque, die Psyche allemande de la théorie freudienne et la « psyché » de la langue verna­culaire sont comme trois variétés distinctes de pommes poussant dans le verger d’Héra. (Je savais que mon ami apprécierait la référence.)

Il semble que le nom psyché soit aujourd’hui encore impré­gné tant de mythologie que d’aperception humaine. Elle demeure relativement solide face au pillage commercial.

Néanmoins, nous savons que Méduse, Clotho, Prométhée, et on peut penser à beaucoup d’autres personnages antiques fantastiques, sont des cibles faciles pour l’industrie de la pub. L’imaginaire séduisant auquel ils renvoient a été réqui­si­tionné indéfiniment.

Ces noms anciens éloquents peuvent illustrer les théories freudiennes d’association des mots et de la mémoire. Le postulat freudien était que notre système mental, étiqueté psyché, est un instrument qui comprend des mécanismes intimes, préverbaux et autonomes, ai-je répété.

Pratiques pour la publicité, ces leviers et poulies, ces tuyaux et pistons virtuels font se mouvoir des forces habi­tuellement liées aux souvenirs personnels ou culturels. Choisissez pour votre entreprise un nom au rayonnement incroyable, et le tour est joué ! Vous déchaînez les forces préverbales. Quand ces forces sont libérées, détournez-les au profit de votre entreprise ou de ses produits.

– Donc, m’a demandé mon ami, tu penses à des façons de résoudre le problème des effets de l’omniprésence des publicités et des marchandises que l’on vante sans qu’une œuvre d’art elle-même soit confondue avec une pub ou un produit ?
– Surtout, ai-je répliqué sur un ton légèrement combatif, y a-t-il moyen d’explorer le mécanisme de la publicité de telle façon que l’on mette au grand jour toutes les absurdités de la commercialisation ?
– On parle précisément des artistes, a répondu mon ami, un peu exaspéré, ce qui signifie jouer plutôt que de prêcher.
– D’accord, d’accord, ai-je convenu. Alors, je me demande s’il y a moyen d’exposer toute la stupidité des annonces, sans imiter totalement une pub ou, si on l’imite, en sabotant son effet manipulateur habituel. Tu sais, ça ressemblerait à une pub, mais sans simplement être une vitrine de ces nullités culturelles ; plutôt en les interprétant ou les disséquant.
– En les disséquant, a répété mon ami. L’anatomie d’une pub.
– Une présentation anatomique créative, ai-je ajouté.
– Tu ne t’attends pas à ce que ce soit une quête que va entreprendre tout citoyen ou artiste, n’est-ce pas ? Ce n’est pas chaque citoyen ou artiste qui est aussi paranoïaque que toi à propos de ce qui se passe…
– Ce qui se passe… Je murmurais presque. La distillation permanente d’une culture confuse en élixir pur de fétichisme de la marchandise.
– Fétichisme de la marchandise est une expression passée de mode.
– Très bien, ai-je riposté, remplaçons-la par adoration du produit. Ou encore par standardisation de masse du désir. Ou pourquoi pas par extermination massive de l’imagination !

Ma voix avait pris des accents de stentor.

– Imagination est un mot démodé, a affirmé mon ami sur le ton de l’information, et je dirais que le terme « désublimation répressive » de Marcuse est très approprié.
– Remplace imagination par psyché, alors, ai-je rétorqué. La désublimation répressive ne brille pas par sa poésie. Vrai­ment, pour nous, imagination pourrait être un synonyme de psyché.
– Extermination massive de la psyché, a prononcé mon ami, souriant. Tu joues le rôle de Cassandre.

J’ai décidé de lui laisser le dernier mot là-dessus.

– En voilà une bonne, lui ai-je dit. Pense à l’incongruité d’un nom somptueux comme Aphrodite, donné à un produit tel un cure-dent.
– Ha ! s’est-il exclamé. Là, on touche au pire du grandiloquent, à l’attrait bâclé des mots célèbres et à une grave méprise quant au rôle des cure-dents dans le cosmos !
– Exactement, ai-je confirmé. Donc, ce décalage ne fait que poser la question de l’esthétique éthique.

Mon ami savait exactement où je voulais en venir.

– Oh, ton philosophe moderne préféré, une fois de plus. Ok, qu’est-ce que Wittgenstein avait à dire sur le sujet ?
– Dans son Tractatus Logico-Philosophicus, Wittgenstein a affir­mé… J’ai marqué une pause. Il a affirmé qu’« esthétique et éthique ne font qu’un ». De ça et de l’incongruité d’un cure­-dent baptisé Aphrodite, mon défi à l’artiste se répète. Comment contrer l’omniprésence des publicités et des marchandises que l’on vante sans que l’œuvre d’art elle-même soit confondue avec une pub ?
– Ou facilement prise par erreur pour une marchandise, a ajouté mon ami, un peu las.
– Et sans les relents de complaisance éthique.

J’avais augmenté la mise du défi, puis me suis interrompue.

– Que pourrait-on donner comme exemple de méthodes visuelles de publicité et d’esthétique de texte ? N’est-ce pas rare dans les œuvres d’art ?

Mon ami bouillait de prendre la parole.

– La condensation de l’image en icône. Le glamour des couleurs à la mode – ou sans couleurs. La discipline du cadre. La nette distinction entre l’intérieur et l’extérieur de l’emblème. Plus les effets visuels amusants et le texte publicitaire captivant qui divertissent, plutôt qu’ils montrent les caractéristiques et l’usage totalement banals d’un produit.
– Hé bien, ça fait une sacrée liste ! Et si promptement énoncée.

Mon ami parlait plutôt avec gravité.

– Je réfléchis à cette question depuis longtemps dans mon propre travail.

Une photographie, pour l’exemple. Le cadre est un chantier manifestement négligé. Les arbustes verts dépenaillés à l’arrière-plan et le premier plan rocailleux sont typiques des sites de construction inachevés ou à l’abandon. Un équipement non identifiable, mais sans doute fonctionnel, de marque CAT, est attaché avec une pauvre chaîne rouillée à un solide bloc de ciment. Si l’on porte attention à ce détail, on constate que la fragile chaîne n’est d’aucune utilité en haut de la masse : elle n’est pas fixée. Le titre de cette photographie est Prometheus.

Il y a une discordance entre l’endurance héroïque mise de l’avant dans le mythe de Prométhée et la machine CAT sale et trapue. La gloire qui faisait la Grèce évoque, si vous voulez, un module CAT. Et l’affaissement de la chaîne inefficace signale une similarité entre ce module ramassé et le titan immortel Prométhée enchaîné à son rocher massif. Cette similitude desserre dans la psyché du spectateur les liens de la logique. Les différences appellent les interprétations.

Cet endroit ne ressemble en rien au site tempétueux où Prométhée a été relégué par Zeus. Ce lieu n’est ni plus ni moins qu’un parc à ferraille. Il n’y a rien qui rappelle la torche brandie par Prométhée, tout au plus un ou deux mégots de cigarette jetés là. La petite bouche d’aération souillée du module CAT pourrait-elle être le pendant du foie de Prométhée dévasté pour l’éternité ? Le nom marquant et tragique de Prométhée est suffisamment plein de vivacité pour donner vie au module. Même s’il n’a pas de psyché, celui-ci est, l’espace d’un moment, un autre Prométhée. Pour un instant, le module CAT possède une vague âme cachée.

Cette photographie évoque de nombreux détails du mythe de Prométhée. Son titre crée une relation entre cette histoire héroïque et une scène ridiculement inerte. Pourtant, on pourrait dire de ce lien qu’il a les mêmes effets sur la psyché (selon la théorie freudienne) qu’une publicité. Brillamment photographiée d’un point de vue technique, reconnaissons-le, cette scène anéantit le stratagème implacable des pubs. Aucun des tristes objets présentés, que ce soit le sol granuleux, l’équipement cabossé et souillé ou encore la clôture sale en arrière­plan, ne crée l’envie. Il n’y a rien à vendre. Néanmoins, l’inter­ac­tion entre le titre et l’image est étonnante. Un tableau si misé­­rable entretient-il la magie d’un mythe ostensiblement tragique ?

Les évocations mythiques du titre accolées à une scène minable nous ramènent au désenchantement profond de notre époque, marquée par la domination de plus en plus grande exercée sur nos milieux de vie par des images instrumentalisées, par la publicité. Les photographies de Children of Kaos sont autant d’autopsies paradoxales et narquoises. Les mécanismes exposés de la psyché sont identiques, qu’il y ait un seul message (« achetez ça ») ou pas de message du tout. Comme en publicité, ces images somment la psyché de se mettre en action ; mais tout le monde sait qu’une annonce n’oriente ce jeu que vers un unique objet : un produit. Les photographies de Kaos ouvrent la porte à l’association libre dans nos processus mentaux et à l’interprétation selon notre bon vouloir, avec l’intellect ou pas, avec les valeurs, avec l’émotion, avec la perception, avec le plaisir esthétique, avec les incidences, avec les connotations, avec les convictions, avec l’histoire, avec la curiosité ou pas, avec l’ouverture d’esprit ou le cynisme, avec la bonne volonté ou pas et, pourquoi pas, avec la paranoïa.   Traduit par Frédéric Dupuy


Jeanne Randolph est une écrivaine dont le plus récent ouvrage, Mon bonheur claustrophobe, témoigne de son interprétation typiquement paranoïaque du consumérisme.


À la croisée de la photographie et du cinéma, la pratique de David K. Ross porte sur les aspects éphémères et nébuleux des infrastructures civiques ou culturelles. Récipiendaire de nombreuses bourses et récompenses, l’artiste publiera en 2021, chez Standpunkte (Bâle), un projet photographique au long cours sur des maquettes architecturales grandeur nature. À l’exception d’un intermède de trois ans pendant lequel il a enseigné à l’école de l’Art Institute de Chicago, David K. Ross vit à Montréal depuis 2005. inferstructure.net

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