Alessandra Sanguinetti, Alec Soth, Araki Nobuyoshi / Juergen Teller. Correspondances et aventures livresques — Jérôme Delgado

[Été 2021]

Correspondances et aventures livresques
par Jérôme Delgado

Du traditionnel échange épistolaire au dialogue davantage indirect, la correspondance prend diverses formes surtout si, au travers des mots, quand ce n’est tout simplement pas à leur place, la photographie fait l’objet de la discussion. Sa nature narrative, sa portée poétique, ses multiples pistes de lecture… Une image, c’est une parole qui en entraîne d’autres. Trois livres photographiques, véritables aventures parues en 2020, ont éveillé le rapprochement qui suit.

D’abord un cas classique de correspondance écrite, The Parameters of Our Cage1. Qu’on me pardonne ce pas de côté. Il va de soi que cette publication, qui réunit Alec Soth, photographe du Minnesota membre de l’agence Magnum, et C. Fausto Cabrera, un prisonnier dans une institution du même État, ne cadre pas avec ce qu’on entend par livre photographique. Sauf qu’ici la photographie – l’image, ou le résultat, et son concept en amont –, se trouve au cœur de l’échange, comme si elle couvrait en filigrane chaque missive.

Cas opposé, un livre entièrement photographique, Leben und Tod2 – vie et mort. Ce deuxième ouvrage propose la correspondance visuelle entre deux photographes connus pour le mordant de leurs pratiques, sans filtre, l’Allemand Juergen Teller et le Japonais Araki Nobuyoshi. Ce n’est pas la première fois qu’un livre les réunit. Leben und Tod a la particularité de se bâtir sur l’échange (d’objets et d’images), la distance géographique et le passage du temps – la correspondance, en l’occurrence.

Autre cas, autre objet essentiellement photographique, The Illusion of an Everlasting Summer3. Cet ouvrage signé Alessandra Sanguinetti, photographe établie en Californie, déroge de la correspondance habituelle. En réalité, ici, d’envoi de lettres ou d’images, il n’y a guère. C’est l’artiste qui s’est déplacée, plus d’une fois et pendant des années, afin de rejoindre ses correspondantes, Guille et Belinda, en Argentine rurale. L’échange n’est que photographique. C’est-à-dire que les images qui en résultent et qui composent ce livre (et un précédent tome4) n’existeraient pas si la communication était restée sur un mode unidirectionnel.

Pour l’auteur du livre Sleeping by the Mississippi (2004), la pratique photographique facilite les rapprochements, y compris avec soi-même. « Je me sers de la vie des autres pour en apprendre davantage sur la mienne », écrit Alec Soth à son correspondant.

« Quand je prends un portrait, commente-t-il, ce que je capte en réalité, c’est l’espace qui se trouve entre mon sujet et moi-même. Si je suis l’expert de quelque chose, c’est de la distanciation sociale. »

Ce n’est peut-être pas un hasard si C. Fausto Cabrera, dans son désir d’établir une connexion à partir de sa cellule, s’est adressé à Alec Soth. Après tout, le photographe est un homme de mots. Son précédent livre (I Know How Furiously Your Heart is Beating, 2019) se concluait déjà par un entretien avec la romancière Hanya Yanagihara. Sa fascination pour la communication orale se manifeste aussi sur la plateforme YouTube. La requête initiale de Cabrera, qui se présente comme écrivain et artiste, ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd : Soth ne s’avère pas seulement un correspondant disponible, il se montre bon conseiller et insatiable motivateur.

Si la COVID-19 et le mouvement Black Lives Matter teintent leurs échanges, qui tournent autour d’enjeux tels que la liberté de mouvement, la violence ou le droit à la réhabilitation, la photographie n’est jamais loin. Souvent de manière explicite, comme lorsque Soth confie avoir aussi appris à « photographier l’énergie » qui se dégage de sa rencontre avec un individu. Ce témoignage plaide en faveur d’une photographie qui déborde de l’image enregistrée. Dans The Parameters of our Cage, ça se traduit de manière concrète. L’image imprimée sur les première et quatrième de couverture reproduit un détail d’une photo prise en août 2020, sept mois après le début de la correspondance. Elle représente une réunion en plein air, selon une composition propre au paysage romantique, où ciel et arbres prennent une place prépondérante.

Cette photo et une seconde – un plan rapproché sur les convives – sont l’aboutissement du livre, un point final si grand qu’il ne rentre pas dans les pages. Réalisées par Soth en pensant à son désormais ami Fausto (Chris, pour les intimes), les deux images sont encartées et reproduites comme cartes postales. Intitulées Picture for Chris, elles suggèrent que la correspondance se poursuit au-delà des paramètres de la publication.

Picture for Chris # 1 concerne plus qu’une scène de plein air. Le paysage évoque l’homme resté en prison, son imaginaire, son fantasme pour une image. Le photographe lui avait demandé à un certain moment de lui décrire huit photos qu’il emporterait sur une île déserte. Sur l’une d’elles, tirée d’une journée d’été à la ferme d’amis, on verrait « l’étendue des lieux pendant que tout le monde est dehors ». Sous un angle légèrement en plongée, le plan d’ensemble que tire Soth de cette description exprime aussi, sinon davantage, l’amitié, ou l’énergie entre lui et Chris Fausto, absents dans l’image et pourtant incontournables à la composition.

Il y a beaucoup de cette présence sourde dans les « aventures de Guille et Belinda ». L’image en page couverture de The Illusion of an Everlasting Summer porte trace de la photographe, Alessandra Sanguinetti, et du récit qui nourrit le livre. Les deux cousines au cœur de cette longue épopée photographique (amorcée en 1999, elle est encore appelée à se poursuivre) sont assises sur un lit face à l’objectif, le regard songeur plutôt qu’attentif. Sur une des photos derrière elles, la lumière se reflète. Lumière du jour ou non, celle-ci fait figure de troisième personnage, central à la composition et incarné par Sanguinetti – c’est elle qui « écrit » la lumière.

Tout le projet est dans cette image : le thème du regard, entre les poses rêveuses des protagonistes et la subtile présence de l’artiste, les références à la campagne et aux animaux (reproduits sur une photo, comme jouets et sur la couverture de lit) et l’inévitable passage des années, signalé par le portrait d’une fillette cloué sur le mur. Si le livre décrit le parcours en âge de Guille et de Belinda, gamines dans les premières pages, mères dans les dernières, il abonde de détails sur la construction, en images, d’une vie.

Le plaisir pour le jeu est palpable, entre les corps des cousines enfouis sous la terre, têtes seules visibles, et une théâtralisation des scènes du quotidien, y compris quand l’une d’elles vogue sur l’amour. La confiance envers la photographe, et vice versa, est telle qu’il n’y a ni pudeur, ni favoritisme, ni position d’autorité. Les « mises en scène » se décident en collégialité. Sans cela, sans la somme de leur énergie, il n’y aurait ni aventures ni livre(s).

Un moment dans le concret, le suivant dans l’imaginaire… Le livre donne une importance vitale à l’illusion. La photo des deux filles s’observant dans l’eau n’est pas renversée pour rien – le reflet en haut, la réalité en bas. Même en leur absence, l’œil de Sanguinetti capte des instants dignes d’une fable bien construite. On retrouve ainsi, dans une composition marquée par le croisement de deux diagonales, une horloge, une peinture féérique et une main qui nourrit un oisillon. Le temps, la fantaisie, le quotidien dans un même plan, c’est si sensé.

Le quotidien. S’il y a un point commun entre Juergen Teller et Araki Nobuyoshi, c’est leur penchant assumé et instinctif pour photographier la vie telle qu’elle défile sous leurs yeux. Connu pour ses photos du monde de la mode, le premier mène une carrière en dehors des commandes, où il se met souvent en scène. Le second, issu de la publicité, est une vénérable figure de la photographie d’auteur au Japon, dont les débuts dans les années 1970 mettent en images ses mariage et lune de miel. Portraits, nudité, sexualité, mais aussi objets, fleurs et diverses constructions méta­phoriques sont d’autres traits qu’ils partagent.

Le titre qui les réunit une seconde fois n’a pas le prestige de la publication Araki Teller, Teller Araki (2014). Moins ambitieux, il n’intercale plus les images blanc et noir de l’un, celles en couleur de l’autre. Le croisement a lieu, pour ainsi dire, avant l’impression.

Vie et mort vont de pair chez Araki, qui aurait « conçu son œuvre en projection de l’avenir ». Moins mobile et ayant perdu la vue d’un œil, le prolifique photographe et auteur de plus de 500 livres (!9), ne compte pas s’arrêter. C’est lui qui est à l’origine de Leben und Tod. Alors presque octogénaire, il aurait prié Teller de lui envoyer des objets de son enfance afin de les photographier. Parmi des peluches et figurines, des chevalets de violon, fabriqués dans l’usine familiale, ont fait le voyage.

Le livre fait dialoguer les images qu’Araki a créées dans ce contexte avec celles que Teller a réalisées de manière parallèle. Le contraste est notoire entre les premières, théâtres d’objets qui trahissent l’immobilité de son auteur, et les secondes, prises de vues variées hors du domicile (du boisé au gymnase, incluant des traces d’un récent voyage au Bhoutan). La contagion est réciproque, comme si l’énergie dont parle Alec Soth avait traversé les continents.

Les processus et résultats n’ont rien de commun entre les trois livres. Côte à côte, leurs différences sont notables. Celui de Soth et Cabrera, de format poche, tient dans une main. Celui d’Araki et Teller, à peine plus grand, adopte la forme horizontale. Celui de Sanguinetti, Guille et Belinda, carré, est le plus imposant par ses dimensions. Pourtant, ils partagent plus d’un point. Nés de l’affection entre des individus, culturellement ou socialement distants d’abord, puis physiquement séparés, si ce n’est par des milliers de kilomètres, par des murs, ces livres transpirent l’humanité, page après page, image après image. Alors que la planète s’est mise à sombrer sous l’effet d’un virus, nous menant à éviter les étrangers (de notre bulle), de telles propositions donnent espoir. La photographie n’est pas un remède, mais elle permet, du moins ici, de garder le dialogue intact, de susciter le rapprochement ou, pour citer un des trois titres, de rendre l’été (de nos rêves) éternel.

1 C. Fausto Cabrera et Alec Soth, The Parameters of Our Cage, Londres, MAKP, 2020, 128 p.

2 2 Nobuyoshi Araki, Juergen Teller, Leben und Tod, Göttingen, Steidl, 2020, 72 pages, 67 images.

2 3 Alessandra Sanguinetti, The Adventures of Guille and Belinda and The Illusion of an Everlasting Summer, Londres, MAKP, 2020, 164 p.

2 4 Alessandra Sanguinetti, The Adventures of Guille and Belinda and The Enigmatic Meaning of their Dreams, Portland, Nazraeli Press, 2010, 120 p. Réédité en 2021 à Londres, par MAKP.

2 5 Cabrera et Soth, The Parameters…, p. 51 [Notre traduction].

2 6 Cabrera et Soth, The Parameters…, p. 26 [Notre traduction].

2 7 Cabrera et Soth, The Parameters…, p. 19 [Notre traduction].

2 8 Jérôme Neutres (dir.), Araki Nobuyoshi, Paris, Gallimard, Musée national des arts asiatiques – Guimet, 2016, 304 p.

2 9 Idem.

 


Journaliste pigiste, Jérôme Delgado publie des reportages culturels et des critiques dans le quotidien Le Devoir et dans la revue de cinéma Séquences. Depuis mars 2020, il occupe le poste de coordonnateur à l’édition de Ciel variable.

 

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 117 – DÉCALÉ ]