Isabelle Hayeur, (D)énoncer — Jean De Julio-Paquin

[Été 2021]

Isabelle Hayeur, (D)énoncer
par Jean De Julio-Paquin

Plein sud, centre d’exposition en art actuel, Longueuil
12.09.2020 — 27.02.2021

Salle Alfred-Pellan de la Maison des arts de Laval
13.09.2020 — 7.03.2021

Galerie d’art Antoine-Sirois de l’Université de Sherbrooke
28.10.2020 — 13.03.2021

D’emblée, la triple exposition (D)énoncer sur le travail de l’artiste multidisciplinaire Isabelle Hayeur a été l’un des moments forts de la rentrée automnale 2020 en arts visuels. Une rentrée certes fragile, pandémie oblige, marquée par des mesures de confinement en zigzag qui ont affecté de plein fouet le milieu des arts et de la culture. L’annonce de la réouverture des musées et des lieux d’exposition, reçue avec soulagement, aura permis du même coup la prolongation des trois manifestations.

Projet ambitieux, (D)énoncer regroupe plus de 70 photographies grand format et six vidéos, en plus de la création d’une plateforme numérique interactive et la production d’une imposante monographie. Pour circonscrire l’étendue du travail de l’artiste, la commissaire Mona Hakim a attribué à chacun des lieux une thématique distincte de l’iconographie d’Isabelle Hayeur. Se déclinant en trois éléments – l’eau, le territoire et l’engagement social –, cette division réunit un corpus d’œuvres en fonction de problématiques environnementales particulières. À travers l’ensemble des thèmes, une constance demeure : témoigner de la dégradation des écosystèmes et de ses répercussions dans le tissu social, ainsi que sur nous-mêmes.

Artiste engagée, Isabelle Hayeur enregistre des faits et se prononce sur la détérioration de l’univers physique. En ce sens, le titre (D)énoncer, imaginé par la commissaire, s’avère une formule fort intéressante pour résumer en un seul mot l’essence de la démarche de l’artiste. Elle consiste à révéler, dans un rapport dialectique, les fractures entre un monde idéal et le monde réel. Prenons l’exemple de la série photographique Underworlds (2008–) et la vidéo Adrift (2019) au centre d’exposition Plein sud, l’instigateur du projet (D)énoncer. Sous des apparences souvent fascinantes, une flore sous-marine se contamine dans un milieu eutrophe en manque d’oxygène. L’attrait visuel de certaines scènes contraste avec les conditions dégradantes dans lesquelles les plantes évoluent. Une eau polluée où s’emprisonnent des spécimens aquatiques moribonds et des carcasses d’anciens navires. Les images fixes ou en mouvement montrent inexorablement une biodiversité qui se fragilise, autant sur le plan maritime que terrestre.

Sous le thème du territoire, la salle Alfred-Pellan aborde plusieurs séries photographiques portant cette fois sur les terrains vagues, les friches industrielles et l’habitat humain. Parmi elles, la série Desert Shores (2015–2016) se distingue par la force de son propos. Parcourant au sud de la Californie un ancien site balnéaire, l’artiste voit les impacts d’un désastre écologique. Maisons abandonnées, terrains en décrépitude, mer intérieure asséchée ; l’endroit affichait jadis des publicités exaltant le charme de l’endroit et incitait les vacanciers à y investir. Triste revirement de situation, l’antithèse du rêve américain et du discours marchand ; voilà le cons­tat implacable que révèlent les photographies de cet ensemble. Le troisième volet de la manifestation à la Galerie d’art Antoine-Sirois présente des portraits d’écologistes et des documents reliés à des luttes citoyennes sur le plan environnemental. Les réalisations mettent en relief la préoccupation d’Isabelle Hayeur de documenter les actions de groupes militants avec lesquels elle partage des revendications. Cette production n’est pas complémentaire à son travail plus expérimental. Elle fait intrinsèquement partie de sa trajectoire qui valorise l’effort d’indi­vidus et de communautés dans leur aspiration d’un monde meilleur. Que ce soit vis-à-vis l’occupation Le Camp de la rivière en Gaspésie, où des activistes dénon­cent les risques de l’exploration des hydrocarbures, ou les actions du groupe Citoyens sous haute tension dans Lanaudière, qui s’oppose à l’érection de pylônes électri­ques sur des terres agricoles, l’artiste documente la vie quotidienne de gens en lutte et participe aux discussions et événements qu’ils initient. Ce type d’engagement repose sur le concept d’infra-politique, un terme inventé par l’anthropologue américain James C. Scott pour désigner les formes discrètes de résistance. Cette stratégie s’exerce à petite échelle, loin des grandes rébellions. Elle correspond à un choix tactique pour arracher des gains, si petits soient-ils, face à un adversaire tout-puissant.

Si plusieurs œuvres de sites altérés peuvent paraître spectaculaires, la quête de la photographe ne consiste pas à chercher la beauté ou la magni­ficence dans la dévastation, mais bien à saisir l’ambivalence de notre rapport au monde matériel et à la vie… tout simplement. Sa singulière production s’inscrit dans la mouvance d’un courant anthropocène international qui regroupe divers photographes, dont les Américains Lewis Baltz et Allan Sekula, aujour­­d’hui décédés, et le Canadien Edward Burtynsky.

Soulignons la grande qualité muséologique des expositions, fruits d’une collaboration féconde entre une galerie universitaire, une galerie municipale et un centre d’exposition. Compte tenu de la contrainte de la distance, la présentation d’œuvres dans trois localités différentes représente un défi pour le visiteur. L’utilisation de la plateforme numérique pallie cette situation en proposant, entre autres, des images contenues dans chacun des lieux de diffusion. Sans l’implication et la collaboration des trois institutions, cet événement inter­gional d’envergure n’aurait pu voir le jour. La mise en commun de ressources et d’expertises a été déterminante dans la création d’un événement artistique majeur, à la portée sociale et politique considérable.

 


Jean De Julio-Paquin est historien de l’art, critique et commissaire d’expositions. L’auteur signe régulièrement des textes sur l’actualité des arts visuels dans la revue Formes et dans la revue Vie des Arts, dont il est membre du comité de rédaction. À titre de commissaire, il réalise en 2018 Regards critiques et nouvelle photo­graphie et, en 2020, L’Autre Amérique, deux expositions à la maison de la culture Claude-Léveillée.

 

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 117 – DÉCALÉ ]