[Été 2021]
Sara A. Tremblay, Tout t’empêche
par Paule Mackrous
Centre d’exposition de l’Université de Montréal, en ligne / online
Alors que nous sommes reclus.e.s dans nos régions, nos quartiers et nos foyers, la pandémie a fait de notre environnement immédiat un cadre de vie réduit auquel nous sommes constamment confronté.e.s. C’est ce que l’écrivaine Cristina Comencini a appelé « une épreuve de vérité ». Celle-ci a engendré un fort mouvement vers les régions et un engouement marqué pour l’autonomie alimentaire. L’œuvre Tout t’empêche de Sara A. Tremblay émerge dans ce contexte bien singulier. C’est à l’occasion de la résidence virtuelle 3 fois 3, offerte par le Centre d’exposition de l’Université de Montréal, qu’elle développe un « essai virtuel » pour lequel elle met en scène son quotidien dans sa fermette d’Orford.
L’essai, créé par le truchement du réseau social Instagram, est ponctué de vidéos et de photographies de récoltes de fleurs, de fruits et de légumes, placés par la suite sur un grand canevas blanc fixé à une grange et recouvrant une table. Au fil de ces « offrandes », posées sur ce qui s’apparente à un « autel », c’est la dimension ritualisée du geste qui se révèle. Denis Jeffrey appelle « rituel instituant » celui qui se crée dans le présent et dans l’exploration intime, en opposition à un rituel institué qui actualise une représentation collective déjà existante. Si ce rituel instaure, par la répétition, une relation singulière entre l’artiste et son milieu de vie, c’est par le partage que ses actions symboliques, leur fonction première, « informent l’expérience vécue et lui donnent un sens ». Tout t’empêche y devient une performance, la mise en œuvre d’une disposition d’esprit qui rappelle celle de la décroissance, définie comme « un refus de la course à la production de marchandises ».
C’est aussi par la lenteur et l’appréciation sensorielle que l’artiste déjoue cet effet de marchandise. Non seulement on suscite le regard contemplatif en misant sur les aspects formels des courges spaghettis, des tournesols ou des variétés de haricots, mais les végétaux comestibles produisent des effets sur nos corps, ils sont « tournés vers les sensations ». Ainsi, on a presque l’impression de sentir, de goûter et de toucher les « bleuets de chez Robert » ou encore les tomates cerises dont la cueillette et la préparation culinaire nous sont dévoilées au sein de longues vidéos intimistes. Cela offre un contrepoids aux effets directs aussi bien qu’indirects de la COVID-19 comme l’anosmie et l’agueusie (perte d’odorat et de goût), la distanciation physique et l’impératif de ne rien toucher, des effets qui nous préviennent d’expérimenter le monde dans toutes ses dimensions sensorielles.
Par la prise en compte, au sein de ses « natures mortes », de la lumière, du vent, du gel, du son des insectes et des oiseaux à la brunante ou du cri des coyotes la nuit, Tout t’empêche révèle aussi la vie de l’écosystème et les interactions qui le constituent au fil du temps. Ainsi, une simple petite « fente dans les nuages » crée un effet singulier sur les glaïeuls rouges, ces fleurs qui annoncent l’automne et dont la récurrence joue un rôle structurant dans l’œuvre — l’artiste affirme avoir planté 1000 bulbes de glaïeuls ! Dans le même ordre d’idées, on observe que les éléments présentés entament une deuxième vie après la récolte et la composition de l’artiste, soit celle de la décomposition ou de la dégustation. Cette vie prend forme dans la rencontre du « spécimen » avec d’autres organismes comme des insectes, des champignons ou encore avec notre système digestif, jusqu’à la totale disparition.
Pour plusieurs d’entre nous, la demeure est devenue un lieu de travail. À l’inverse, Sara A. Tremblay se demande « qu’arrive-t-il lorsque l’endroit où l’on va se réfugier, pour créer, devient la résidence principale ? » Il en résulte le partage du sensible au quotidien : le déploiement d’un lien tissé entre l’artiste et le milieu naturel, mais aussi avec sa nourriture. C’est par ce façonnement, cette création continue du devenir, que leur indissociabilité est rendue visible.
1 Cristina Comencini, « Chers cousins français », Libération, 12 mars 2020, tiré de https://www.liberation.fr/livres/2020/03/12/coronavirus-chers-cousins-francais-par-cristina-comencini_1781454/
2 Jean-François Guillet, « Exode des Montréalais vers les régions : un phénomène bien tangible », La Voix de l’Est, 24 juillet 2020, https://www.lavoixdelest.ca/actualites/exode-des-montrealais-vers-les-regions-un-phenomene-bien-tangible-b02dcccb8cc4c79bd0485e063a892d9b
3 On remarque cet engouement, non seulement dans les discours lors des points de presse du gouvernement du Québec, mais aussi dans les articles de journaux. On note aussi la popularité accrue des jardineries, des semenciers et des entreprises d’aménagement horticole.
4 Jeffrey, Jouissance du sacré, religion et postmodernité, Paris, Armand Colin, 1998, p. 57.
5 Idem.
6 Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini. Produire moins, partager plus, décider ensemble, Montréal, Éditions Écosociété, 2019, p. 22.
7 Carolyn Korsmeyer, « Esthétique indigeste », Cités, vol. 75, no 3, 2018, p. 35.
8 Texte de présentation de Sara A. Tremblay sur le site Web du Centre d’exposition de l’Université de Montréal, https://www.centre-expo-udem.com/3-fois-3-sara-a-tremblay
Paule Mackrous est une autrice, historienne de l’art et horticultrice qui s’intéresse aux différents rapports que nous entretenons avec la nature. Elle collabore régulièrement, par ses écrits et ses recherches, à plusieurs revues culturelles, projets artistiques et galeries d’art actuel.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 117 – DÉCALÉ ]

