[Été 2021]
Histoire mondiale des femmes photographes
Sous la direction de Luce Lebart et Marie Robert
par Claudia Polledri
Paris, Textuel, 2020, 506 p.
« Boy – girl, son – daughter, husband – wife, poet – poetess, tiger – tigress, hero – heroine. » Cette liste de noms masculins et féminins, notés sur deux colonnes, est écrite à la craie sur un tableau d’une salle de classe. Par sa simplicité et son immédiateté, l’image en noir et blanc de l’Indienne Gauri Gill (1970–)1 symbolise les deux axes autour desquels s’organise l’ouvrage Histoire mondiale des femmes photographes. Son objectif déclaré consiste, en effet, à valoriser l’apport des femmes à l’histoire de la photographie. Trop négligée en comparaison à celle des icônes masculines, l’histoire des femmes photographes mérite un travail approfondi qui dépasse la référence aux plus connues d’entre elles, les Bérénice Abbott, Gisèle Freund et Dorothea Lange, ou les contemporaines Isabel Muñoz et Shirin Neshat. « Il ne s’agit pas tant de produire un contre-récit ni de déconstruire les histoires déjà produites, mais bien de compléter ces dernières », expliquent Marie Robert et Luce Lebart, conscientes de la portée politique de leur projet. En somme, pour que l’histoire de la photographie dispose finalement d’un récit « plus riche et plus juste », il faut établir la liste dans les deux genres, comme dans l’image de Gill, et faire connaître toutes ces photographes trop souvent exclues des ouvrages de référence, en dépit des efforts de l’historiographie contemporaine2.
À ce premier élargissement de l’histoire photographique s’ajoute un deuxième tout aussi urgent. Il consiste à trouver des femmes photographes au-delà des territoires occidentaux déjà largement explorés (France, Allemagne, Grande-Bretagne, États-Unis, Canada). Sans être exhaustive, cette histoire de la photographie « mondiale » au féminin, en documentant le regard « de l’autre », est à la fois remarquable et surprenante. On y cite des photographes des régions nordiques (Islande, Finlande, Groenland…), mais aussi d’Europe orientale, ou encore de Palestine, de Madagascar, d’Algérie et d’autres pays d’Afrique et d’Asie, ainsi que d’Amérique latine et des Caraïbes. En prônant « l’universalisme » et « le décentrement culturel », l’ouvrage peut servir d’exemple pour des recherches ultérieures dans des zones géographiques encore peu étudiées et dans un spectre temporel plus large.
Le croisement entre ces deux axes donne lieu à un ouvrage aussi ambitieux que nécessaire. On y recense 450 images de 300 photographes, dont l’œuvre est présentée par 160 autrices – autre choix courageux. La chronologie des textes, basée sur la date de naissance des artistes, contrebalance l’éclatement spatial et crée des associations intéressantes entre des pratiques géographiquement distantes, mais reliées par le temps. Enfin, cinq portfolios cadencent la lecture et apportent une matière visuelle foisonnante, source constante d’étonnement et de découverte. Important aussi sur le plan méthodologique, ce corpus d’images livre une multitude de données techniques, historiques et esthétiques qui alimentent et enrichissent le récit historiographique. Ce sont ces photographies, souvent d’une grande maîtrise technique, qui permettent de déconstruire la « longue tradition de discrédit » dénoncée par Marie Robert. Sous cette tradition, les femmes, considérées comme « opératrices de second rang », étaient la cible de campagnes publicitaires d’appareils photo caractérisés par leur facilité d’usage.
Comment s’orienter dans ce long périple qui débute en Angleterre avec Anna Antkins (1799–1871), autrice du « premier livre illustré par des pho-tographies », et se termine en Iran avec l’œuvre courageuse de Newsha Tavakolian (1981–) ? On peut choisir de se laisser porter par les images, au-delà de toute référence géographique ou chronologique. Néanmoins, le parcours ordonné par la ligne du temps s’avère stimulant, pas uniquement didactique. En plus de suivre la succession des courants artistiques et les mutations techniques, liées aux appareils et aux méthodes de tirage, cet itinéraire visuel rend compte de l’évolution en deux siècles de la condition féminine. La photographie fonctionne comme un prisme qui permet d’observer le passage du temps selon différentes perspectives, chacune d’entre elles offrant son propre tracé. Voici trois possibles lectures.
Le thème des professions pratiquées par les femmes offre une des approches les plus significatives. Elles pouvaient tenir un studio photographique, souvent de tradition familiale, parfois par besoin d’émancipation. Pensons à Marie-Lydie Bonfils (1837–1918), qui a géré au Liban, avec son mari, la « Maison Bonfils », spécialisée dans les « vues photographiques de l’Orient », mais dont la contribution a longtemps été occultée ; à la Canadienne Geraldine Moodie (1854–1945), dont les représentations de peuples autochtones demeurent marquées par la fascination coloniale ; à Naciye Suman (1881–1973), première femme photographe de l’Empire ottoman et exemple d’émancipation, dont le succès est lié à la demande de la clientèle féminine, souvent musulmane, qui souhaitait éviter le regard masculin. Le photojournalisme est un autre métier pilier. De nombreuses femmes ont couvert des conflits. La guerre d’Espagne a été documentée par Gerda Taro (1910–1937), mais aussi par l’Italienne Tina Modotti (1896–1942). La Russe Galina San’ko (1904–1981) a suivi les troupes soviétiques à Stalingrad, pendant la Deuxième Guerre mondiale. L’Ukrainienne Iryna Pap (1917–1985) a travaillé pour le journal russe Izvestia. Tsuneko Sasamoto (1914–) a été la première Japonaise à rendre compte des événements majeurs du XXe siècle dans son pays. L’Américaine Dickey Chapelle (1919–1965), elle, a été tuée alors qu’elle couvrait la guerre au Vietnam.
Une autre approche permet de considérer la photographie comme un outil de lutte sociale. Les femmes s’en sont servi pour défendre leurs droits ou sensibiliser les gens à leur cause. Il s’agit d’un spectre assez large qui fait de la démarche photographique le lieu et l’expression d’un engagement profond dans la société. Citons l’Anglaise Olive Edis (1876–1955), qui suit le rôle des femmes pendant la Première Guerre mondiale, ou la Portugaise Margarida Medeiros (1893–1983), qui sillonne son pays dans les années 1940 en photographiant et interviewant les femmes afin de dresser un panorama critique de leurs conditions de vie. La Française Janine Niepce (1921–2007), elle, s’est tournée vers les militantes et a réalisé les portraits d’intellectuelles telles que Simone de Beauvoir, Marguerite Duras ou Simone Weil. La mission de la SudAfricaine Lesley Lawson (1952–) vise à témoigner du quotidien des femmes de la classe ouvrière dans les années 1980. Il faut aussi nommer l’Américaine Donna Ferrato (1949–), qui a fondé l’association Domestic Abuse Project et dont l’œuvre, bouleversante, porte sur la violence en milieu familial.
Enfin, la photographie sert à traiter des questions identitaires, à travers la représentation du corps et de la sexualité. Mentionnons la Danoise Mary Willumsen (1884–1961), dont les images érotiques de baigneuses lui ont valu d’être inculpée par la police ; la Turque Maryam S‚ahunyan (1911–1996), dont les photos théâtrales portent sur la question du genre ; la Cubaine Marta María Pérez Bravo (1959–), première dans son pays à travailler sur le thème du corps ; l’Australienne Carole Jerrems (1949–1980), militante des droits des homosexuels ; l’Iranienne Shadi Ghadirian (1974–), qui remet en question le rôle des femmes, entre tradition et modernité ; l’Autrichienne Renate Bertlmann (1943–), dont l’œuvre explore les plis du corps et la sexualité. Cette dernière a écrit le pamphlet à la défense de la créativité féminine intitulé Pourquoi ne peint-elle pas de fleurs ? Le magnifique ouvrage dirigé par Lebart et Robert y répond en reformulant, imagine-t-on, la question. Pourquoi ne photographie-t-elle pas de fleurs ?
1 Sans titre (26), de la série Une trace sur le mur (1999–).
2 À ce propos, Lebart et Robert proposent aussi une revue de la littérature en citant les ouvrages qui ont servi au « recadrage opéré ces quatre dernières années par les relectures féministes en histoire de la photographie ».
Claudia Polledri est chercheuse postdoctorale au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Spécialiste de la photographie contemporaine au Moyen-Orient, elle a été commissaire de l’exposition Iran. Poésies visuelles, présentée au Québec en 2019.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 117 – DÉCALÉ ]
