[Été 2024]
par Fanny Bieth
291 049, c’est le nombre de tirages qui composent la collection de l’agence photographique Black Star, acquise par la Ryerson University (maintenant Toronto Metropolitan University) en 2005. L’Image Centre, établissement dédié plus largement à l’image photographique, a été créé pour recevoir, conserver et valoriser cette immense collection. L’arrivée d’un tel fonds dans une institution publique représente, pour qui s’intéresse de près à la photographie, une mine d’occasions de recherche et un grand nombre de spé cialistes ont travaillé dans la collection depuis son acquisition. Le livre Facing Black Star, dirigé par Thierry Gervais et Vincent Lavoie, rassemble dix-huit contributions dont chacune découle d’une expérience ponctuelle de la Black Star, que ce soit lors d’une recherche occasionnelle ou d’une invitation commissariale, ou encore d’un travail récurrent, lié à un emploi permanent dans l’institution. L’ouvrage collectif met en lumière la collection, les questions archivistiques que pose un ensemble de cette envergure, ainsi que les enjeux méthodologiques, épistémologiques et politiques rencontrés par les personnes qui s’y plongent. Plus largement, Facing Black Star apparaît comme un livre clé pour mieux saisir le rôle substantiel des archives et collections dans la manière dont la photographie est approchée et comprise.
L’ouvrage s’ouvre sur un avant-propos de Doina Popescu, directrice de l’Image Centre au moment de sa fondation, suivi par une introduction de Thierry Gervais et Vincent Lavoie, puis par une chronologie détaillée, mise au point par Alexandra Gooding et Valérie Matteau. Ces trois contributions donnent une vue précise de ce que fut l’agence et de ce qu’est la collection Black Star : des éléments de contexte essentiels pour saisir pleinement les enjeux soulevés ensuite dans les textes.
L’agence photographique Black Star est fondée à New York en décembre 1935 par trois Allemands qui ont fui le régime nazi dans les mois précédents : Ernest Mayer, Kurt Safranski et Kurt Kornfeld. Pendant plus d’un demi-siècle, Black Star agit comme un intermédiaire majeur entre les photographes et le milieu de la presse illustrée, et entre l’Europe et les États-Unis, travaillant avec des revues telles que Life, Time et Look. Six mille photographes y ont collaboré. Les tirages en noir et blanc désormais conservés à l’Image Centre datent des années 1910 aux années 1980 et sont répartis en 2600 boîtes. On y découvre des clichés des grands événements ayant marqué le 20e siècle, mais également des représentations anonymes – de paysages ou de foules, par exemple – comme on en trouve dans les banques d’images. L’organisation du fonds respecte celle construite par les recherchistes qui ont œuvré dans l’agence en fonction de besoins commerciaux, différents des usages d’une institution savante et culturelle : les catégories et sous-catégories retenues, dont les biais sont exposés dans plusieurs textes du présent ouvrage, ne rendent pas la navigation évidente.
La taille et la structure du fonds, sa matérialité et le manque d’éléments contextuels compliquent et constituent la richesse du travail dans ces archives. « Quiconque se confronte à cette collection est appelé à revoir ses préconceptions méthodologiques, à repenser ses protocoles d’investigation, à réévaluer le prisme de sa lecture et à s’interroger sur le contenu informatif et la charge politique des archives photographiques », écrivent Thierry Gervais et Vincent Lavoie. C’est de ce constat qu’a émergé l’idée du livre, et c’est autour de cette résistance fertile que s’articulent les contributions.
Le corps de l’ouvrage est divisé en trois parties. « Questioning the Origins of the Black Star Collection » porte sur les premiers temps de l’agence. Nadya Bair y analyse les photographies représentant le pouvoir nazi, qui mettent en relief la posture ambiguë de l’agence. L’autrice interroge la provenance de ces images, grâce aux indications se trouvant au verso des tirages, et leurs modalités de diffusion, en retraçant les publications dans lesquelles elles ont été reproduites. Dans le même contexte germanique, Christian Joschke se penche sur les photographies de Max Pohly. Son enquête au sein de la collection, appuyée par des sources secondaires, bouscule la notion d’auteur. Elle montre les confusions pouvant résulter du faible nombre de renseignements quant à la provenance des tirages, mais aussi la façon dont il reste possible d’éclairer certains de ces angles morts. Enfin, Zainub Verjee et Emily McKibbon exposent dans le détail les enjeux politiques et économiques du passage de la collection d’une entité commerciale à un fonds culturel.
« Generating Visibilities in the Black Star Collection » aborde la façon dont la collection reproduit – à travers les images qu’elle contient, la manière dont celles-ci sont organisées et les minces écrits qui les accompagnent – un point de vue partial sur le monde au 20e siècle. Les cinq contributions de cette deuxième partie révèlent et déjouent ces préjugés idéologiques et politiques grâce à un travail transversal au sein des archives, donnant à voir d’autres réalités. Sophie Hackett souligne la présence de la communauté queer, tandis que Reilley Bishop-Stall problématise les incohérences et les stéréotypes véhiculés par le procédé d’indexation des photographies représentant des Autochtones. Alexandra Gooding entreprend de contrer le point de vue occidentalocentré proposé par la collection sur les Caraïbes, en réarrangeant le matériel iconographique selon une perspective caribéenne. Drew Thompson retrace pour sa part la trajectoire de Griffith Davis, un photojournaliste afro-américain ayant collaboré avec Black Star. Enfin, Vanessa Fleet Lakewood dirige notre attention sur la présence des graffitis, des éléments qui nous apparaissent souvent comme des détails en marge des représentations.
La troisième et dernière partie, « Curating with the Black Star Collection », se concentre sur les expériences commissariales auxquelles la collection a donné lieu. Denise Birkhofer, conservatrice à l’Image Centre, présente la façon dont elle aborde la collection. Mark Sealy, dans un entretien avec la commissaire Taous Dahmani, revient sur l’exposition Human Rights Human Wrongs, présentée en 2013 : ce sont des images de corps noirs très souvent violentés qu’elle a sorties des boîtes de la collection, afin d’interroger la présence et la finalité de telles représentations. Bénédicte Ramade conclut cette section en présentant le rôle qu’ont tenu les images de Black Star au sein de son exposition The Edge of the Earth: Climate Change in Photography and Video (2016), dans laquelle elle les mettait en dialogue avec des œuvres d’art contemporain, signalant ainsi la profondeur historique de certaines stratégies visuelles visant à représenter la crise climatique.
Chaque contribution de Facing Black Star met en évidence l’objet d’étude, la méthodologie et le cheminement de son auteur ou son autrice au sein de la collection. Cette approche expose les hasards, les obstacles et les travers inhérents au travail dans les archives photographiques, montrant la façon dont cela impacte notre appréhension du médium. La centaine d’illustrations qui accompagnent les textes donne à voir les qualités matérielles des tirages. La photographie y est comprise comme un objet chargé de biais et d’histoire, et non comme une représentation transparente du monde. À travers l’exemple de différentes trajectoires, l’ouvrage nous invite à apprécier une diversité d’approches : les spécialistes abordent le fonds selon une expérience vécue et des modes d’interprétation distincts, interrogent des aspects singuliers de la collection et se laissent en retour interroger par elle. Facing Black Star nous rappelle ainsi que le rapport à la photographie est avant tout une expérience subjective et que plonger dans de telles archives est aussi « un voyage émotionnel », pour reprendre les mots de Mark Sealy.
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Fanny Bieth est autrice et doctorante en histoire de l’art à l’UQAM, spécialisée en études photographiques. Ses recherches portent sur les rapports entre la psychiatrie et les médiums photo et cinématographiques. Elle est responsable de l’édition de la revue Captures.
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[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Facing Black Star — Fanny Bieth]