SMITH, Outre — Jessica Ragazzini

[Été 2024]

par Jessica Ragazzini

[EXTRAIT]

Outre. Dans le dictionnaire de la langue française, le mot « outre » a plusieurs sens. D’abord, à titre de nom commun, une outre est une peau d’animal cousue en forme de sac et utilisée comme récipient. En tant qu’adverbe, il désigne le fait d’aller au-delà de quelque chose. Enfin, comme préposition, il signifie l’ajout. Les œuvres du photographe SMITH présentées à VOX incarnent toutes ces dimensions du mot, titre de l’exposition.

Une entrevue enregistrée entre la commissaire Thérèse St-Gelais et l’artiste ouvre le parcours. Les voix sont montées sur une bande vidéo qui tourne en boucle et permet de voir SMITH à l’intérieur de l’Airbus A310 Zero G. L’œuvre réalisée en partenariat avec l’Observatoire de l’Espace montre l’artiste en train de quitter sa condition d’animal terrestre et allant à l’encontre des lois de l’apesanteur durant quelques secondes. Il redescend ensuite dans le système gravitationnel pour de nouveau le quitter. Dans cette proposition, SMITH et St-Gelais discutent du terme « trans » en tant que notion de dépassement.

L’exposition réunit plusieurs corpus affichés comme un atlas photographique d’êtres humains et non humains, tels que la série Spectrographies (2012–2016) réalisée à la caméra thermique qui a contribué à la renommée internationale de l’artiste. Le corps devient une simple peau aux multiples formes, textures, chaleurs et couleurs. SMITH va au-delà des possibilités biologiques grâce aux technologies de l’image ; son travail instaure un regard alternatif sur la conception du vivant en mettant en exergue les chaleurs produites par le corps.

Face à ces dégradés de violets et de jaunes se dressent des statuettes de verre translucide qui s’entraident, s’épaulent, se soutiennent, mais également s’hybrident. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty envisageait le corps comme une manière d’être-au-monde – pour reprendre ses mots – grâce à nos sens ; de la même façon, SMITH parvient à faire éprouver l’intersubjectivité du corps sensible : ce dernier n’existe que par les affects, qu’il crée avec autrui et avec ce qui l’entoure. La caméra thermique permet à l’artiste de jouer avec les limites de la lisibilité, de passer par-dessus le schéma anthropomorphe individuel et de penser l’être dans sa relation au monde, au vivant et au non-vivant.

Pareillement, le projet Dami (the mistresses) (2022), réalisé sur aluminium brossé et placé dans des cadres en bois brûlé, regroupe des plantes d’aspect fantomatique, flou, monochrome. Les végétaux ressemblent à des formes fluides, pratiquement inidentifiables. Le lien entre Dami, Spectrographies et la série de sculptures citées plus haut s’inscrit dans la pensée posthumaniste qui met sur un seuil d’égalité les êtres, la végétation et les animaux. Le corps autant que les créatures dialoguent ensemble dans la virtualité de leurs formes quasi translucides, comme si elles étaient des êtres similaires, faits d’une même texture et d’une même énergie. De plus, les cadres en bois de Dami amènent une matérialité tridimensionnelle, cette fois pleine, sombre et solide, qui converse avec celle des statuettes transparentes.

La transition dans l’exposition entre les différentes techniques des œuvres, où chaque élément résonne avec l’ensemble, produit un parcours fluide et vecteur de réflexions profondes sur les interactions sociales et charnelles. La collaboration entre la commissaire et l’artiste parvient à interroger avec sensibilité la place qu’occupent les individus au sein de (ou avec) leurs environnements. Les couleurs pastel de Löyly (Sub Limis) (2010) polissent les corps qui se confondent harmonieusement avec les arrière-plans, les objets, les décors, les paysages, les animaux et les personnes. Présentées sans cartel, directement clouées sur le mur et à l’esthétique minimaliste épurée, les images se déploient infiniment dans les salles de VOX, telle une cartographie de l’ex­pression humaine dans tous ses états : amoureuse, douce, souffrante, violente, triste, solitaire, destructive, solidaire…

L’exposition se termine par la projection de corps mouvants et des photographies d’animaux, d’êtres entrelacés, de visages, de mains, le tout capturé par une caméra thermique. Tels les passagers du vol parabolique de l’Airbus A310 Zero G, le public de VOX réalise un voyage au-delà de l’appréhension de l’intersubjectivité et revient à son point de départ. Il éprouve ainsi un sentiment d’intimité entre sa réalité et celle des sujets humains et non humains photographiés, sculptés et filmés.

Jessica Ragazzini est chargée de cours à l’Université du Québec en Outaouais, coordonnatrice à la Galerie UQO et commissaire indépendante. Son parcours en philosophie, études des arts et histoire de l’art est mis à profit dans des recherches transdisciplinaires, qui portent sur la tension entre le corps réifié et l’objet humanisé par la photographie. Autrice de nombreux articles et conférences, elle a codirigé des dossiers ayant pour sujet les représentations du corps en mutation pour Les Cahiers du Musée national d’art moderne, Écrans, Ex_situ et Images Re-vues.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : SMITH, Outre — Jessica Ragazzini]