[Automne 1990]
par André Laplante
Il y a actuellement 2 956 OOO hommes et femmes sur le marché du travail au Québec. La très vaste majorité sont des salarié-e-s, c’est-à-dire qu’ils ou elles passent 40 heures par semaine et même plus à faire un travail organisé par d’autres et dont la finalité leur échappe.
Le travail salarié avec son « punch » à l’entrée de l’usine, ses opérations découpées, encadrées et contrôlées par des patrons et toute une armée de petits patrons, l’initiative et l’imagination confinées dans la boîte à lunch, la peur de perdre son emploi et de tomber dans le filet de la sécurité sociale dont on sait qu’elle est incapable de nous protéger de la pauvreté, voilà la terrible réalité de la vaste majorité des gens. Et lorsque l’on sait que c’est le travail qui règle nos vies, cela vaut la peine de s’y pencher pour voir s’il n’y a pas moyen de faire quelque chose pour se le réapproprier pour notre propre bonheur, et non pour les profits des autres.
Le marché, un régulateur qui penche toujours du même côté.
Lorsque l’on regarde les tendances actuelles du marché, cette potion magique qui selon les théoriciens du libéralisme économique règle pour le mieux le sort du monde, on voit apparaître une société dont les extrêmes refont surface avec violence. Les patrons, les économistes, les éditorialistes parlent de la flexibilité rendue nécessaire pour faire face à la concurrence. Dans les faits, on voit apparaître la précarité et la pauvreté. C’est le développement du travail précaire à temps partiel, à domicile, à contrat, au rendement. Non seulement le travail demeure ennuyant, non créateur, en dehors du contrôle de la vaste majorité des gens, mais il se double du stress de la précarité, de la déqualification et de la pauvreté. 1
Et pourtant, la productivité augmente. Dans le secteur manufacturier, où les emplois ont fondu comme neige au soleil suite aux réorganisations, aux transferts de production, aux fusions et aux changements technologiques, on a vu la productivité continuer à augmenter. De 1982 à 1987, on a connu au Québec une augmentation de la productivité de 7,6% en moyenne par année. Les changements technologiques et l’introduction de l’informatique génèrent des économies de travail dont on sous-estime l’ampleur. 2
Loin de profiter à l’ensemble de la population, cette augmentation de la richesse se retrouve dans les mains d’un nombre restreint de personnes et de nations. La finalité du développement économique demeure toujours le développement de la production et de la consommation. La production de biens qui deviennent rapidement désuets traduit toujours une mentalité productiviste aux antipodes d’un développement durable axé sur le développement des capacités physiques, intellectuelles et morales des individus et d’un nouveau rapport avec l’environnement.
Et fait encore plus significatif, le travail est toujours considéré comme une obligation sociale et comme la voie de la réussite personnelle.
On nous confisque le sens possible des changements en cours.
En même temps qu’il y a de moins en moins de travail salarié nécessaire pour assurer la reproduction de la société, ce qui permettrait à tout le monde de travailler, et de travailler moins, sans réduction de salaires, on continue d’entretenir l’idéologie du travail, quitte à empêcher une portion de plus en plus importante de gens de bénéficier des bienfaits des changements en cours. Les changements technologiques, et en particulier la révolution informatique, permettent d’envisager de réduire de façon considérable le temps passé au travail. Il est désormais possible de ne plus avoir à passer le plus clair de son temps et de sa vie à effectuer du travail salarié.
Cette voie formidable de libération des individus est actuellement bloquée. L’évolution de la société laisse même craindre une marginalisation de plus de 50% de la population, avec une autre portion qui se retrouve dans des emplois sous-payés dans le secteur des services et une dernière tranche constituée de travailleur-euses permanent-e-s, qualifié-e-s, protégé-e-s par des conventions collectives dans les grandes entreprises.
« … le travail est toujours considéré commeune obligation sociale et comme la voie de la réussite personnelle. »
Le secteur des services et des loisirs se développe considérablement. D’un côté, on voit de plus en plus de travailleurs et travailleuses à bas salaire servir un groupe plus restreint de personnes en mesure de se payer des services de plus en plus personnalisés (restaurant, domestiques, agents de sécurité…). 3
D’un autre côté, la société de consommation essaie de réduire le temps de loisir et de création à des activités de consommation. Au point qu’il est maintenant possible de magasiner jour et nuit, sept jours par semaine, au détriment d’ailleurs de la santé de ceux et celles qui y travaillent. Les activités autodéterminées et créatrices sont difficiles à planifier, soit parce que le temps de travail salarié occupe tellement d’espace qu’il ne reste plus de temps à soi, soit que le peu de temps qui reste ne nous laisse de choix que de la remettre dans les mains des autres, spécialistes du divertissement, de la relaxation, du repos pour oublier le travail salarié.
La résistance existe toujours!
Malgré certains succès de l’idéologie libérale, la résistance demeure dans tous les lieux de travail. Des luttes pour endiguer l’arbitraire, pour protéger la santé-sécurité au travail, pour améliorer le climat de travail, pour changer les méthodes de travail, pour enrichir le contenu de leur travail, pour résister à l’augmentation des cadences, pour démocratiser les lieux de travail sont le fait quotidien de milliers de
travailleurs et travailleuses chaque jour au Québec. Les capacités des gens à se développer et à donner un sens créateur à leur vie sont immenses. Il suffit d’avoir participé à des sessions de formation syndicale ou d’éducation des adultes pour le réaliser. Combien n’a-t-on pas rencontré de bricoleurs, de patenteux, d’inventeurs, de musiciens… qui ne demandaient qu’à s’épanouir et qui, faute de stimulations, d’un milieu culturel favorable ou tout simplement à cause des nécessités de la vie et du travail salarié, ne peuvent réaliser qu’une partie de leur potentiel? Dans beaucoup de lieux de travail, lors de la dernière grande récession, malgré les limites et les ratés des programmes gouvernementaux, les gens ont goûté au travail partagé. Plusieurs ont réalisé qu’il était possible d’avoir une vie qui n’est pas seulement centrée sur le travail à l’usine ou au bureau.
Outre, évidemment, la nécessité de gagner sa vie, une des motivations profondes des travailleurs qui leur permet de persévérer dans des tâches répétitives, c’est l’ambiance de travail. Il se tisse au fil des ans des réseaux de solidarité qui se poursuivent en dehors de l’usine ou du bureau. Ensemble, ils se tiennent pour rendre le travail moins pénible et pour résister à l’intensification des cadences et à l’arbitraire. Associée à la revendication d’une réduction des heures de travail, cette motivation aurait un effet considérable sur la productivité. On produirait mieux et on pourrait réduire toujours davantage le travail salarié. Les gens pourraient enfin occuper leur propre espace de vie tout en assurant la production nécessaire à la survie de l’humanité.
Le temps de non-travail ne serait plus du temps de repos, de récupération pour se remettre des frustrations et de la fatigue engendrées par le travail salarié. On pourrait enfin investir son temps dans des activités sans but économique qui enrichissent les individus et les groupes. On pourrait enfin avoir le temps de se réconcilier avec soi-même, de s’impliquer socialement ou dans des activités de création, d’éducation, de services, de protection de l’environnement. Au lieu d’acheter une moto à son fils parce qu’on n’a pas le temps ou qu’on ne sait pas comment lui parler, on prendrait le temps d’organiser une partie de pêche avec lui et d’apprendre à lui parler!
« Les riches arrêteraient peut-être de courir après des richesses qui ne font que masquer le nécessaire et incontournable travail sur eux-mêmes. »
Ces deux secteurs d’activité, le travail salarié et le travail autonome, ne seraient plus en opposition. Ils pourraient enfin être complémentaires et s’enrichir mutuellement. Un individu qui ne rentre plus à reculons à la « shop » a plus de chances d’être innovateur et productif dans son travail lorsqu’il sait qu’il peut aussi exercer pour lui et ses proches sa curiosité et se développer sur le plan humain et social. L’acharnement qu’on observe de la part du patronat à diffuser l’idéologie du travail est contraire à l’efficacité et à la créativité du travail. En fait, elle sert leur volonté de puissance. Ils défendent la position de pouvoir que leur travail leur permet d’occuper. D’ailleurs, la réalité du travail créateur dément cette position essentiellement idéologique. L’innovation, la créativité résultent d’un climat de liberté, d’un passage régulier entre le travail salarié et les périodes de réflexion, de lecture, de bricolage, de voyages, d’échanges affectifs et intellectuels. Alors, ce qui est bon pour eux, pourquoi est-ce qu’il ne le serait pas pour les autres?
Une occasion historique à ne pas manquer!
En fait, ce que cette fin de siècle nous laisse entrevoir, c’est la possibilité de faire ce dont les êtres humains ont toujours rêvé : augmenter le temps consacré à la vie et réduire le temps consacré aux travaux nécessaires à la reproduction de la société. Autrement dit, nous avons devant nous une occasion historique, unique, de bâtir des rapports humains plus riches, et la possibilité pour chaque être humain d’occuper son propre espace de vie. Il va falloir, évidemment, d’autres conditions pour réaliser concrètement cette possibilité historique. Une des conditions essentielles est la lutte pour défendre et approfondir la vie démocratique de nos sociétés, l’autre grand enjeu de cette fin de siècle.
Une chose est certaine : c’est toute la société qui pourrait en bénéficier. Les riches arrêteraient peut-être de courir après des richesses qui ne font que masquer le nécessaire et incontournable travail sur eux-mêmes. Parce que finalement, l’enjeu c’est de se réaliser, non pas en ayant du pouvoir sur les autres, mais sur soi!
2 Selon l’auteur français André Gorz dans son livre Métamorphoses du travail, la productivité dans l’industrie en Europe augmente depuis 1978 de 5 à 6 % par an ; dans l’ensemble de l’économie, elle augmente de 3 à 4 % par an. La production de biens et services, de son côté, croît de 2 %. Sans cesser de croître, l’économie diminue tous les ans d’environ 2 % la quantité de travail dont elle a besoin. Les besoins de travail dans l’économie auront diminué d’ici 10 ans d’au moins 22 %.
3 Gorz, dans l’ouvrage cité plus haut, évalue que les services de personne à personne représentent 14 % de la population active.