[Hiver 1995-1996]
par Sylvain Campeau
Les travaux de Paul Lowry, depuis Photographs from the Grand Academy of Lagado (1989-1990) jusqu’à Man Figures (1995) en passant par Copulation Studies (1993), s’inspirent de diverses sources.
Une des premières est le système photographique de J. H. Lamprey, un anthropologue britannique qui cherchait à établir un catalogue comparatif d’hommes issus de différentes races. Pour réussir à offrir une image qui puisse donner prise à l’observation scientifique, celui-ci avait résolu de placer leur corps nu devant un quadrillé fait de carrés de deux pouces.
Une seconde piste nous conduit à regarder du côté de la phrénologie et de la physiognomonie, deux sciences vaguement ésotériques popularisées dans la foulée d’un XIXe siècle aux engouements extrêmes et aux symbioses parfois confondantes entre science et croyance mystique.
Il apparaîtrait donc que le progrès scientifique dépend de l’observation d’objets figés, catalogués, soupesés et jaugés par des moyens divers, dont la photographie. Les chiffres et les mesures peuvent résulter en des découvertes troublantes, et les typologies font la course aux recoupements et aux distinctions. De celles-ci, croit-on, nous viendra une connaissance du monde. Un autre fantasme travaillé et exploité par Lowry, par la référence à la phrénologie et à la physiognomonie, est que sur la surface se profilent des signes de ce que l’intérieur peut receler. Ce fantasme apparaît tout de go dans ces têtes éclatées, ces corps éventrés et ces intérieurs qui s’étalent sur la planche vaguement anthropométrique (car c’est bien de cela qu’il s’agit : une anthropométrie, une mesure de l’homme, ramené de sa complexité à des rouages et à des mécanismes mesurables et quantifiables!). Dans ces images, l’intérieur macule l’extérieur, brouille les pistes de lecture, rend les chiffres, souillés par le sang, illisibles. Le système est corrompu ; la lecture est impossible parce que l’on a trop étroitement et trop littéralement obéi à cette logique. Du coup, on est frappé de ce que Lowry fait de la connaissance une violence, une lacération profonde et démembrante.
Serait-ce que le vrai savoir nous ouvre, qu’il ne nous ramène pas à l’identification – rappelons que l’anthropométrie et la physiognomonie sont affaires d’identité humaine – mais aux surfaces changeantes? Serait-ce qu’il ne peut y avoir de savoir métonymique, que le dedans n’apparaît pas nécessairement sur le dehors et que la photographie est peut-être une science de ce qui bouge à la surface, sans rien offrir sur le dedans des choses, une science du moiré, des infinis chatoiements du lustre des lieux et des temps?
C’est cet enchevêtrement que l’on voit se manifester dans Copulation Studies. Dans cette série de liquides et de semences filandreuses, des corps s’interpénètrent et semblent se conjuguer dans la furie qu’est tout acte sexuel. Des corps morcelés – vestiges anthropologiques, objets d’étude soumis à l’observation scrupuleuse, à l’investigation organique et éventrante pour en arriver à un meilleur savoir de ce que nous sommes et du destin qui nous a amenés à ce que nous sommes – nous passons à cette promesse qu’est toute procréation, à un pari sur le futur. La matière organique n’est plus scrutée et analysée, dans ces restants évidés, mais elle est prise dans ce que nous nous échangeons en elle pour faire une gageure d’existence. Mixtion de nos échanges, pulsion de nos présences et essence de ce que nous sommes par ce qui nous pousse à nous dépasser en un autre, la photographie troque des essences en des couplages et en des collages qui empruntent sa matière première à mille et mille tissus de réel. La photographie est la libido du réel. Pervers-polymorphes, les Man Figures en sont le versant refoulé.
Bachelier en arts plastiques de l’Université du Québec à Chicoutimi et en photographie du Ryerson Polytechnical Institute de Toronto, Paul Lowry possède de plus une maîtrise de l’Université Concordia. Il enseigne à l’École des beaux-arts du Centre Saidye Bronfman, à Montréal. Paul Lowry expose régulièrement ses travaux dans les galeries de Montréal et ailleurs au pays.
Sylvain Campeau est critique d’art, essayiste, conservateur indépendant et poète. Il a été, au cours du dernier Mois de la Photo à Montréal, commissaire de l’exposition À suivre…, présentée à la maison de la culture Plateau Mont-Royal. Son dernier ouvrage, Chambres obscures – photographie et installation –, a paru à la fin de novembre aux éditions Trois.