[Automne 1996]
par Vincent Lavoie
Au début des années quatre-vingt, nombre d’auteurs se sont employés à définir l’« être » de la photographie, à déterminer ce qui la singularise, comme si l’identité de l’image photographique était suspectée des pires compromissions.
La photographie est une trace, une empreinte, un indice, une « émanation du référent », entend-on de toute part. Je fais bien sûr ici référence à La chambre claire (1980), de Roland Barthes, à L’acte photographique (1983), de Philippe Dubois, à Philosophie de la photographie (1983), de Henri van Lier ou encore à L’image précaire (1987), de Jean-Marie Schaeffer, autant d’essais qui, chacun à leur manière, procèdent à l’ontologie de l’image, c’est-à-dire à l’examen de ce qui constitue le propre de la photographie, et cela indépendamment de ses déterminations particulières.
Dès la toute première page de La chambre claire, Barthes avoue être « saisi à l’égard de la photographie d’un désir ontologique1», de la volonté de savoir ce qu’elle est « en soi ». De la même manière, Dubois, ouvrant son essai par le commentaire d’une œuvre de Michael Snow, pure image-acte s’il en est, annonce d’entrée de jeu le caractère prépondérant de la genèse matérielle et processuelle de la photographie. « [Avec] la photographie, souligne-t-il, il ne nous est plus possible de penser la photographie en dehors de l’acte qui la fait être2. » C’est encore la question ontologique qui est à l’ordre du jour chez Schaeffer. S’il précise dans un avertissement à l’attention du lecteur qu’il n’a pas « d’ontologie de l’image photographique à proposer, sinon implicitement et à [son] corps défendant3 », il n’hésite pas à déclarer, dès la première page de l’essai, que « l’identité même de l’image ne peut être saisie qu’en partant de sa genèse4 ».
Qu’il soit question du noème de la photographie, de son archée, de sa genèse ou de son caractère indiciaire, c’est une même volonté qui anime les partisans du discours ontologique, celle de fonder en impératif théorique l’énoncé des lois essentielles et universelles du médium. L’ontologie de l’image constitue alors « le terrain d’entente minimale sur lequel se retrouvent la plupart des auteurs écrivant sur la photographie5». C’est d’ailleurs presque un crime de lèse-photographie que de ne point rappeler la qualité de trace du médium. Aborder la photographie d’un point de vue pragmatique ou encore souligner la singularité de sa « genèse automatique », pour reprendre la célèbre formule d’André Bazin6, apparaît en effet comme un véritable gage de probité intellectuelle, comme le préambule obligé de tout commentaire critique.
Le discours ontologique a connu dans les années quatre-vingt une impressionnante fortune critique et aura permis à la culture photographique alors en pleine effervescence de se doter de fondements théoriques. Car si, à l’époque, la création de galeries et de revues spécialisées, la confirmation d’un marché, la mise sur pied de collections publiques ou encore de départements universitaires consacrés à la photographie ont largement contribué à consolider les assises institutionnelles du champ, encore fallait-il inventer un discours, une théorie, des mythes fondateurs, inscrire en somme la photographie dans un nouveau récit des origines.
Photogramme et chambre noire
Dans ce contexte de fondation des origines, il n’étonne guère que le photogramme apparaisse comme un véritable paradigme de l’ontologie photographique. Dès 1977, Rosalind Krauss, dans ses célèbres « Notes sur l’index », affirme sa valeur emblématique : « Le photogramme ne fait que pousser à la limite ou rendre explicite ce qui est vrai de toute photographie : toute photographie est le résultat d’une empreinte physique qui a été transférée sur une surface sensible par les réflexions de la lumière7. » Or ce n’est pas tant la photographie comme pratique que la photographie comme théorie qui est ici interrogée. C’est plus exactement la photographie comme opérateur théorique, paradigme critique et modèle emblématique de l’art contemporain dont il est question. De photographique donc plus que de photographie.
Incarnant dans son principe même la contiguïté physique entre le réel et sa représentation, le photogramme est la représentation la plus radicale, et pour le coup la plus littérale et exemplaire, du rapport de dépendance que le sujet entretient avec son image. Le photogramme, rappelons-le brièvement, est obtenu par l’insolation d’objets divers déposés à même la surface sensible du papier photographique. Aucun appareil photographique n’est requis, que de la lumière, un support sensibilisé et des éléments qui s’y imprimeront tant bien que mal. Qualifié de composition abstraite ou de pur jeu formel, le photogramme « ne représente jamais que des traces fantomatiques d’objets disparus qui ne subsistent que sous la forme immatérielle d’effet de textures, de modulations, de dégradés, de transparence, de déformations, etc.8 ». Dépourvu de tout repère topologique, le photogramme affranchit la photographie de son devoir de ressemblance, précisément parce qu’il libère le médium de ses liens avec les lois de l’optique. Seul le volet chimique du dispositif prévaut. Seule la chimie et ses propriétés photoniques assurent le résultat. Jamais la chimie n’aura été pour ainsi dire aussi parfaite entre le réel et sa représentation.
Un nouveau récit des origines
Mais dans le cas particulier du photogramme, l’arbitraire de la ressemblance prend un tour tout à fait singulier. Le discours ontologique, à travers le paradigme du photogramme, invalide le modèle de la chambre noire, c’est-à-dire la part optique du dispositif photographique, coupant ainsi le lien qui unit la photographie à une tradition de la représentation fondée sur l’observation, la description, le respect du détail et de la vérité documentaire, sur la ressemblance. Ce que le discours ontologique rejette résolument, c’est la ressemblance comme notion fondatrice de l’esthétique photographique. Si le photogramme « réalise dans son principe la définition minimale de la photographie et en exprime, pour ainsi dire, l’ontologie9», c’est bien parce que la ressemblance, et par-delà celle-ci la tradition de la représentation illusionniste, est inadéquate pour penser la spécificité photographique. C’est que le photogramme constitue une solution de rechange face à la chambre noire comme modèle d’intégration de la photographie à la tradition des arts visuels. Or le photogramme est une image archaïque au regard de l’histoire du médium, une image primitive. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce procédé resurgisse dans les années vingt, alors que l’on s’emploie à renouer avec les origines historiques de la photographie pour précisément émanciper celle-ci du modèle pictural. N’a-t-on pas d’ailleurs parlé de seconde découverte de la photographie pour qualifier les expérimentations de l’entre-deux-guerres ? C’est peut-être cette propension du photogramme à convoquer les origines de la photographie qui intéresse les théoriciens au début des années quatre-vingt. Car c’est à l’origine même de la photographie que le photogramme nous renvoie. Au tout début de la photographie en effet, durant cet épisode de l’histoire du médium où les optiques sont inadéquates, où le flux photonique peine à impressionner le papier, où le réel n’a d’autre choix que de se déposer. Voyez les Photogenic Drawings réalisés dès 1835 par Henry Fox Talbot ou encore les essais d’Hippolyte Bayard montrant l’empreinte de végétaux. Déjà que le discours ontologique, obnubilé par la question identitaire, a une sérieuse propension pour la question des origines. D’où la nécessité d’historiciser la spécificité photographique en démontrant que, par-delà ses origines historiques, la photographie procède du mythe, de la légende et de la fable instauratrice. Et ainsi de voir défiler les mains de Lascaux, l’amoureux de la fille du potier de Sicyone, la Gorgone, comme autant d’images primitives et fondatrices des pratiques indiciaires, et plus particulièrement photographiques. Tel est le primitivisme de la photographie. Un primitivisme pragmatique situé du côté du dispositif plutôt que des formes photographiques.
Et les images ?
Inscrire les origines de la photographie dans le cadre nébuleux d’une poétique et d’une mystique de la trace n’est certes pas sans infléchir la nature du discours que l’on peut porter sur la photographie. Comment se fait-il que l’on s’autorise encore à parler de la photographie en général alors qu’il est devenu inadmissible de parler de la peinture en général, de l’histoire en général ou encore de la sexualité en général ? Les généralisations du discours ontologique révèlent souvent une méconnaissance des pratiques photographiques et tiennent lieu d’échappatoire face à une incapacité de comprendre les problèmes posés par les œuvres elles-mêmes. À trop vouloir appréhender la photographie comme catégorie sémiotique ou épistémologique, on fait l’économie d’une analyse des déterminations, des finalités et des usages respectifs des multiples pratiques. En effet, qu’elle soit de voyage, de mode, de publicité, de famille ou d’art, peu importe, la photographie est inévitablement ramenée à sa qualité de trace et d’empreinte. Sont sciemment ignorées les conditions de production et de diffusion de l’image, son histoire, son inscription culturelle et sociale, les positions esthétiques auxquelles elle se rattache, ses formes et ses écritures. Que le « référent adhère », c’est bien possible, encore que cela n’abolit d’aucune manière l’écart entre le réel et sa représentation. Les discours sur la spécificité photographique ont certes le mérite d’expliciter la nature singulière du lien unissant l’image et son objet. Cependant, ils incitent à gommer l’espace symbolique qui les distingue, occultant du même coup la fonction représentative de la photographie. Que la photographie soit une image faible, pauvre ou déficitaire sur le plan symbolique n’empêche pas qu’elle participe d’une logique de la représentation. C’est pourquoi il importe que la photographie s’émancipe de son « carcan indiciaire » et s’affirme comme processus de symbolisation du réel.
3 Jean-Marie Schaeffer, L’image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1987, p. 9.
4 Ibid., p. 13.
5 Jean-Marie Schaeffer, «Du beau au sublime. Pragmatique de l’image photographique», Critique, nos 459-460, Paris, Minuit, 1985, p. 843.
6 André Bazin, «Ontologie de l’image photographique» (1945), Qu’est-ce que le cinéma ?, tome I, Paris, Éditions du Cerf, p. 11-19.
7 Rosalind Krauss, «Notes on the Index : Seventies Art in America», in October, no. 3 (part I) and no. 4 (part II), New York, MIT Press, 1977 (traduction française dans Macula, nos 5-6, Paris, 1979, p. 168).
8 Philippe Dubois, L’acte photographique, op. cit., p. 67.
9. Ibid.
Vincent Lavoie est critique et historien de l’art. Il est chargé de cours à l’Université Paris-VII, où il prépare un diplôme de troisième cycle en histoire de la photographie. Il collabore régulièrement aux revues La recherche photographique et Parachute.