[Hiver 1997-1998]
par Franck Michel
Au moment d’écrire cet éditorial, j’apprends que M. Claude Thibeault, jusqu’à présent conservateur de la collection de photographie au Musée du Québec, vient de perdre son poste. On se souvient qu’il y a quatre ans le Musée du Québec avait mis sur pied une collection dédiée exclusivement à la photographie et nommé M. Thibeault en charge de celle-ci.
Le Musée du Québec avait alors démontré sa volonté de faire de la photographie un axe important de ses collections. Ce n’était que de la poudre au yeux : moins de quatre ans plus tard, le poste de conservateur est aboli et les fonctions qui lui étaient associées sont transférées à la conservation des arts graphiques (dessins et estampes). Il est tout de même incroyable que l’une des institutions muséales les plus importantes de la province ait pu simplement envisager d’effectuer une telle «restructuration».
Comment nos musées peuvent-ils faire aussi peu de cas de la photographie, qui occupe pourtant une place prépondérante en art contemporain et en art moderne ? Le plus souvent la photographie se trouve reléguée au département des dessins et estampes, comme c’est le cas au Musée des beaux-arts de Montréal et, à nouveau, au Musée du Québec. Quant au Musée d’art contemporain de Montréal, le problème est autre : peut-on séparer par discipline (peinture, sculpture, photographie, vidéo…) les productions contemporaines ? On peut poser la question, mais au MAC, elle semble être un prétexte pour ne pas acquérir de manière plus systématique des œuvres photographiques québécoise, alors que la photo au Québec est en pleine effervescence depuis les années soixante-dix. Nos musées n’ont apparemment ni la volonté ni les moyens d’une institution comme le Centre Canadien d’Architecture, dont j’ai déjà vanté dans ces pages la collection de photographie, ou encore d’une institution entièrement dédiée à la photographie comme la Maison Européenne de la Photographie, à Paris. La photographie n’a malheureusement pas la chance d’être partout aussi respectée.
Quand je vois le peu d’égards que nos institutions — et donc le ministère de la Culture — ont face à la photographie, j’ai honte. J’ai honte que nos musées soient aussi paresseux, j’ai honte que nos musées soient dirigés par des fonctionnaires apathiques, j’ai honte que nos musées n’aient pas de politiques d’acquisition cohérentes, j’ai honte que le ministère de la Culture traîne et remette continuellement au lendemain l’application d’une politique muséale pour l’ensemble des musées de la province (les documents de base ont déjà été préparés par la Société des musées québécois). Et je ne parle ici que des musées québécois : le cas du Musée canadien de la photographie demanderait un article à lui seul.
Bien triste, tout cela. D’autant plus triste que les artistes ne peuvent pas se rabattre sur les galeries pour vendre leur œuvres car, comme on le sait, le marché de la photographie au Québec s’avère pour ainsi dire inexistant. Alors, les photographes vont continuer à se battre et à remplir leur petit formulaire de la collection de prêt d’œuvres d’art du Musée du Québec, en espérant que le jury leur soit favorable et qu’on leur achète une ou deux œuvres encadrées (transport et emballage non payés) pour une somme ridicule. Et la photographie va continuer de s’accumuler tout doucement dans des collections qui ne sont pas faites pour elle, sans aucune visée à long terme et — le plus grave — sans volonté de constituer un patrimoine photographique québécois. Voilà un débat complexe et primordial : nous aurons certainement l’occasion d’y revenir prochainement.
Dans cette livraison, nous abordons la suite de notre réflexion sur l’authenticité, commencée au no39. La question de l’authenticité est posée ici à travers ce que nous avons nommé «le paradigme du regard». Les trois artistes que nous avons choisis, Georges Rousse, Jocelyne Alloucherie, et Eugénie Schinkle, recréent par le truchement du regard photographique des espaces qui se déploient comme autant de paysages ou d’architectures du possible engageant notre propre regard pour que se dévoile devant nous une réalité devenue fiction ou, inversement, une fiction devenue réalité. Ils brouillent notre perception du réel et, par le fait même — sans pour autant que cela soit le but premier de leur démarche — interrogent la valeur de document de l’image photographique.
L’artiste français George Rousse, qui est venu à Montréal l’automne dernier (voir l’entrevue de Marie-Josée Jean), intervient dans des lieux en général désaffectés dont il transforme la morphologie, soit par une intervention picturale, soit en construisant une nouvelle structure à l’intérieur du lieu, créant des jeux de trompe-l’œil ou d’anamorphose en vue de les photographier. Chez Rousse, l’utilisation de la photographie est conventionnelle : elle documente et constitue l’œuvre finale. Ce n’est donc pas son utilisation qui est troublante mais ce qu’elle donne à voir, car c’est à travers la lentille photographique et à partir d’un point de vue unique que l’intervention prend tout son sens. Ce trouble résulte principalement du fait que l’image photographique place sur le même plan l’intervention et son contexte pré-existant, ce qui nous incite à croire à l’authenticité de l’espace que l’on voit. La photographie présente comme authentique un lieu qui ne l’est plus. Un jeu subtil sur les frontières du réel se dessine.
Jocelyne Alloucherie, elle, n’intervient aucunement dans l’espace, ni d’ailleurs sur le négatif ou le tirage. La photographie devient fictive seulement par le choix du point de vue et d’une lumière du jour finissant. Elle photographie en noir et blanc des silhouettes d’édifices en contre-jour, créant des images à la limite de l’abstraction, où la référence au lieu de prise de vue s’estompe dans l’ombre. Ici la photographie ne décrit plus, elle raconte des fictions architecturales qui deviennent autant d’espaces de contemplation.
Chez Eugénie Schinkle, on retrouve également cette volonté de créer un espace de la fiction, mais dans ce cas-ci, il est conçu à posteriori. Il n’est pas créé par le choix d’un point de vue et d’une lumière spécifique, ni par la modification d’un lieu, mais plutôt après les diverses étapes du processus photographique, par le collage ou l’accumulation de nombreux fragments d’un ou de plusieurs paysages dans une même œuvre. Le paysage ainsi reconstruit devient un nouveau paysage, un paysage du possible aux multiples points de vue.
Pour compléter ce deuxième dossier, nous avons également invité Francine Dagenais, critique et théoricienne de l’art montréalaise, à réfléchir sur la notion d’authenticité. Dans le texte qu’elle nous propose, elle livre ses réflexions, souvent alarmantes, sur la disparition de l’authenticité et ses conséquences éventuelles, à travers l’analyse de l’œuvre de certains artistes et auteurs contemporains, de faits de sociétés ou d’objets de consommation. Un texte et un sujet à méditer — longuement.