Eugénie Shinkle – Céline Mayrand

[Hiver 1997-1998]

par Céline Mayrand

D’une sensibilité exacerbée, à fleur de peau, Eugénie Shinkle nous entraîne dans le tourbillon d’une énergie fébrile. Aussi, nous amène-t-elle à concevoir l’acte photographique comme une forme de rituel, comme un acte répondant symboliquement à un plaisir sensuel.

Au moment d’amorcer l’écriture de ce texte, mon attention fut saisie par cet objet. Jetez-y un coup d’œil : à première vue, cela semble être une sorte de mandala chamanique. Quel plaisir pour les yeux !

Intitulée Les Jardins de Brunelleschi, cette œuvre me ramenait au questionnement qu’avaient soulevé pour moi les tableaux et gravures de Pierre-Léon Tétreault au cours des années quatre-vingt. Je me demandais alors d’où provenaient leurs affinités avec l’art décoratif et comment ces œuvres pouvaient se méprendre, nous piéger de cette façon.

Chez Tétreault, la répétition de motifs évoquant ceux d’une iconographie primitive plausible, la composition des tableaux, à la manière concentrique des tapis islamiques, suffisaient à nous dérouter. Je réalisai que ces œuvres en apparence «décoratives» résultaient toutes d’un processus fort complexe, cependant épuré à travers même l’analyse en profondeur des signes. Presque hors d’atteinte, souterraines parce que surchargées de sens, ces toiles «ornementales» me conviaient à faire une traversée de l’image et à me rappro­cher davantage de l’objet pour ce qu’il est, comme le font aujourd’hui les mosaïques photographiques d’Eugénie Schinkle.

Comme une main caressant l’épiderme, l’objectif de cette scanneuse d’images recueille, sur son passage, chaque parcelle d’un paysage qu’elle décortique en une infinité d’images. Ainsi, elle dissémine ce paysage, l’observe à perte de vue. De cette constellation de détails, de cette vision fragmentaire et exfoliée du paysage, nous sont révélés le caractère friable et polymorphe de celui-ci. En lui retranchant ses motifs ornementaux, elle «chosifie» le paysage, en étiole le concept même.

Cette réification de la nature se veut le produit d’une transformation diffluente du paysage recyclé en objet et revisité comme objet autre, différent. La chosification du paysage prend forme dès la captation initiale des images qui procède d’un scanning systématique de chacun des détails appréhendés comme autant de motifs décoratifs, ceux que viennent dessiner les textures, les couleurs, les formes, les ombres et les lumières «naturelles» à l’intérieur des limites de chaque cliché.

Transportés sur un territoire nouveau, celui que l’imaginaire a choisi d’explorer à son tour, ces fragments de paysage sont récupérés comme pièces indicielles. Hormis le fait qu’elles ont une découpe et une dimension visibles, ces petites images prélevées de planches-contact sont à l’objet créé par Shinkle ce que la touche est à la toile pointilliste ou ce que le pixel est à l’image numérique. À l’instar de la courtepointe et du vitrail, comme les morceaux d’un casse-tête, le procédé mosaïqué donne libre cour à la juxtaposition intuitive, à la congruence des formes ainsi qu’aux affinités électives des textures et des couleurs.

Les Jardins de Brunelleschi, qui rend hommage au grand architecte florentin (initiateur de la Renaissance, prédécesseur d’Alberti), nous apparaît aussi comme une rosace vouée à l’ornementation d’une coupole. Il n’est donc pas aléatoire d’y déceler quelques attributs sacrés et d’y reconnaître certaines caractéristiques communes à celles d’un mandala. Dans le cas qui nous intéresse ici, la représentation géométrique et symbolique de l’univers horticole se déploie en quatre lobes — quatre interprétations des jardins — que vient de réunir un passage, un chemin maçonné de fragments d’images, tracé en formes de croix. Au centre même de la commissure, à l’intersection de ces deux pavés s’inscrit une ouverture circulaire vers laquelle converge notre regard. L’étrange orifice, un oculus, serait un hublot à travers lequel on peut observer l’autre face du monde, son côté obscur, sa facette cachée et secrète. Qu’ils soient  à l’anglaise ou japonais, les jardins que cultive Eugénie Schinkle sont semés d’inépuisables ressources.

À l’approche de ses images magnétiques qui exhalent les forces centrifuge et centripète, on soupçonne l’investigation parcimonieuse du regard et toute cette frénésie soucieuse que l’artiste déploie à leur réalisation. Chez Shinkle, toute mise en œuvre se déroule comme une récolte soigneusement planifiée. La mosaïque Tide Pool n’est pas le produit d’une simple transposition du paysage ou d’un quelconque déplacement de champs, mais plutôt celui d’une retranscription visuelle des motifs qui le conduit à sa métamorphose. Cette vue aérienne d’un raz-de-marée fictif résulte d’un amalgame d’images de galets et de jets d’eau, qui vient faire apparaître le sillon spiralé qui confère à cette œuvre tout son dynamisme, sa vitalité. Transfiguré, le paysage ne perd pas son essence ; il récupère plutôt cette beauté que même le changement absolu du contexte n’a réussi à lui dérober. Elle sème la promesse d’une continuité, de la prolongation infinie du sens renouvelé. L’étude tautologique du paysage conduit Shinkle à s’amuser des redondances dont elle optimise la portée.

À la visite de l’exposition De fougue et de passion, présentée par le Musée d’art contemporain l’automne dernier, on pouvait voir Rebuild II, la seconde d’une série de «reconstructions» photographiques en bas-reliefs. Ce remoulage du roc, avec ses saillies incisives, ses crevasses, ses gerçures arides et ses contrastes noir et blanc, véritable métamorphisme, accentue les attributs du rocher qui s’impose à nous comme une éminence indestructible. La rencontre avec ce rocher est franche, brève, abrupte comme le récif évoqué. Cependant le vis-à-vis n’est pas brutal. Il se passe, entre le regardeur et l’objet représenté, quelque chose d’indicible, une osmose qui échappe à notre rationalisation.

Les collages photographiques d’Eugénie Shinkle semblent tous prendre forme à partir d’un centre de gravité. Ce fait est remarquable, entre autres, dans l’œuvre intitulée Machefer (de Brueghel à Hamilton), qui consiste en une agglomération de petits rectangles, prenant l’aspect d’un monticule conique, ou plutôt la silhouette ogivale d’un nid d’abeilles. Cette ruche s’érige sur un horizon de verdure brisant le fond azur comme un monument commémorant le labeur qui lui a donné naissance. On imagine ici la quête acharnée de Schinkle extirpant de la nature, dans les champs de blé ou de tournesols, toutes les nuances possibles du miel, du jaune jusqu’à l’ocre. Comme par mimétisme, ce savant camaïeu nous renvoie à l’activité laborieuse des abeilles, de même qu’à celle de l’artiste qu’on imagine butinant parmi tous ces jaunes dont elle aura ramassé toutes les tonalités.

Même si la photographie nous porte à supposer la possessivité indéniable de son auteur, il n’en demeure pas moins que, dans le cas d’Eugénie Shinkle, il s’agit davantage d’un désir incontournable de ne faire qu’une avec la terre originelle, que celui de se l’approprier. Elle est engagée dans cette voie fusionnelle, et son travail consiste en une investigation contemplative et auscultante de la nature, dont elle prélève tout ce qui s’offre à l’observation. Aussi infime soit-il, chaque prélèvement du visible «naturel» contribue à la mutation, à la formation éventuelle de cette seconde peau du paysage qu’il nous est donné de voir autrement. Ainsi agissent les métamorphoses de Schinkle, pour qui un cliché photographique peut métaphoriquement s’employer comme écaillure de la couche terrestre.

Par le truchement d’une esthétique peaufinée, elle impose son style, en affirme l’unicité, l’originalité. Les métamorphoses d’Eugénie Shinkle regénèrent le sens du paysage qui, par essence, à cause de son immensité, ne saurait être regardé autrement qu’à perte de vue.

Du fait qu’elles ne sollicitent autre chose que notre connivence, ces images parlent d’elles-mêmes. Et, justement parce qu’elles ne requièrent aucun autre langage que celui de la complicité qui nous lie si intimement à la nature, cela même en optimise toute leur éloquence. Notre œil est convié à se balader, à se délecter, à regarder ces œuvres avec un plaisir presque charnel, avec volupté.

Céline Mayrand vit et travaille à Montréal. Elle a dirigé la Galerie d’art Lavalin de 1986 à 1991. Critique d’art, elle est l’auteure de plusieurs essais, et elle collabore régulièrement à diverses revues d’art contemporain. Elle travaille présentement au service des expositions du Centre Canadien d’architecture (CCA).

Eugénie Shinkle est née en Colombie Britannique en 1963. En 1993, elle obtient un baccalauréat en beaux- arts à l’Université Concordia et sa maîtrise en 1997. Elle vit actuellement à Londres où elle termine un doctorat à la Slade School of Fine Art. Elle a plusieurs expositions à son actif, dont l’exposition collective De fougue et de passion, présentée au Musée d’art Contemporain de Montréal, et un solo à la Galerie Plein Sud (Longueuil).