L’image bafouée

[Printemps 1999]

par Franck Michel

En 1997, Jean Beaudry commence le tournage d’un documentaire sur la photographie québécoise1. Complété par une présentation qui retrace l’histoire de la photographie au Québec, d’entrevues avec des intervenants du milieu de la photo et des vues d’expositions, ce film, intitulé L’Objectif subjectif suit l’évolution de trois photographes montréalais les jours de la St-Jean : Raymonde April, Pierre Guimond et Gilbert Duclos.

Tout au long du film, ces artistes, qui ont tous trois des pratiques fort différentes, réalisent et commentent des images devant la caméra, et parlent de leur vision de la photographie. Bien documenté et agrémenté d’un montage dynamique, L’Objectif subjectif brosse un portrait efficace des diverses approches de la photographie contemporaine québécoise. La fin du documentaire est consacrée à ce que l’on nomme maintenant «l’affaire Duclos» et c’est ici que le bât blesse. Rappel des faits : en 1988, Gilbert Duclos et la défunte revue Vice-Versa se font accuser d’avoir publié une image sans le consentement de la personne qu’elle représente. Un premier procès en cour provinciale donne gain de cause à la plaignante. Après être passée en cour d’appel où le jugement s’avèrera le même, l’affaire monte, en 1998, jusqu’à la Cour suprême du Canada. La condamnation sera maintenue prétextant que «le droit de l’intimée à la protection de son image est plus important que le droit des appelants à publier la photographie de l’intimée sans avoir obtenu sa permission préalable». Un précédent dans l’histoire de la photographie : dorénavant, au Canada, prendre une photo d’un inconnu dans la rue ou dans n’importe quel lieu public et la publier devient un acte illégal.

Le documentaire de Jean Beaudry devait être présenté à Télé-Québec le 7 février dernier dans le cadre de l’émission La Culture dans tous ses états. Quelques jours auparavant, la chaîne de télévision, voulant respecter le jugement de la cour, décide de son propre chef de censurer de nombreuses photos apparaissant dans le film, en employant diverses astuces visuelles (flou, silhouette d’une main, grattage,…) pour rendre imprécis le visage des personnes représentées. Ni le réalisateur, ni les photographes concernés n’avaient été avertis. Lorsque Jean Beaudry l’apprend, il est encore temps de stopper la présentation de l’émission. Tenant toutefois à ce que son film soit vu sur les canaux, il décide de collaborer avec Télé-Québec et de reconsidérer les images censurées en substituant aux différents trucages une étiquette arborant le mot censure. L’intervention possède alors au moins le mérite d’être évidente. L’émission sera présentée la semaine suivante. Le contenu du documentaire reste le même, mais plus de la moitié des photographies reproduites sont «charcutées» au nom du «droit à l’anonymat». Il va sans dire que les photographies affublées de leur bandeau de censure ne rendent absolument pas justice au travail des photographes qui les ont réalisées, ce qui est plus que paradoxal pour un documentaire sur la création photographique. L’anonymat est respecté au détriment de la création et de la liberté d’expression. Parmi les photographies censurées, on retrouve plusieurs images du projet Disraeli réalisées il y a plus de 20 ans et qui font maintenant partie de l’histoire de la photographie québécoise. Pourquoi censurer aujourd’hui des photographies qui ont déjà été vues par des milliers de personnes et qui ont fait, à l’époque, l’objet d’un livre et d’un cahier spécial dans le quotidien La Presse ?

Probablement Télé-Québec a-t-elle été alarmiste et que, même sans censure, aucune action en justice n’aurait été menée. Il reste toutefois aberrant de constater qu’une chaîne de télévision qui se veut différente et culturelle, dont le but est d’informer et d’éduquer ses téléspectateurs, ait joué le jeu de la censure pour des photographies qui ne sont en rien troublantes ou qui ne pourraient, en aucune façon, porter de graves préjudices aux personnes photographiées. Dans une société où nous sommes constamment surveillés par des caméras vidéo et où des émissions de télévision présentent des bandes issues de «vidéo-surveillance» au contenu très souvent douteux, on se demande bien pourquoi cet acharnement soudain sur la représentation de l’individu dans l’image photographique. La réponse se trouve vraisemblablement dans le fait qu’il est beaucoup plus facile d’intenter un procès à un photographe qu’à un «major» du petit écran.

Dans le monde de la photographie de reportage et documentaire – et, suite au geste de Télé-Québec, aussi chez les réalisateurs –, on s’inquiète : si l’on ne peut plus photographier les gens comment peut-on donner une juste image de notre société, en dénoncer les abus, en montrer les réussites ou tout simplement relater des faits ? La photographie se devra d’être silencieuse et sans visage. Ou alors, il faudra agir en toute légalité, c’est-à-dire jouer le jeu du pouvoir et produire une réalité biaisée en ne montrant que ce qui est permis de photographier. Sans doute ce scénario apocalyptique est-il un peu exagéré, car les photographes resteront, du moins on l’espère, toujours prêts à prendre des risques. Cependant, il est moins sûr que les médias soient eux aussi prêts à courir le risque de se retrouver en procès, suite aux plaintes d’un citoyen se sentant atteint dans sa vie privée et cherchant à faire un peu d’argent par l’entremise de la justice. L’acte brutal de censure commis par Télé-Québec en est la preuve.

1 Jean Beaudry, L’Objectif subjectif, Synercom Téléproductions inc., Montréal, 1998, 52mn 30s.