[Automne 2001]
La spécificité de son travail réside dans cette conjonction entre un déplacement identitaire de la femme islamique et une fixation identitaire du spectateur occidental.
par Christine Ross
D’origine iranienne, Shirin Neshat quitte son pays en 1974 pour continuer ses études en Californie (elle termine une maîtrise en beaux-arts à Berkeley en 1983) et n’y retourne qu’en 1990, en raison de la révolution iranienne de 1979, après une absence de seize ans.
Ce voyage est déterminant puisqu’il est le point de départ d’un virage majeur dans sa production artistique, instaurant une réflexion sur l’identité de la femme islamique – son pouvoir, son espace (la séparation entre espace public masculin et espace privé féminin), sa sexualité, le port du tchador. Cette production est d’abord photographique mais elle deviendra essentiellement vidéographique à partir de 1997. Habitée par une question identitaire et s’adressant à un spectateur avant tout occidental, la production doit constamment négocier les diverses perspectives (masculines, féminines, féministes, moyen-orientales, occidentales, orientalistes) qui convergent vers cette identité. Mais bien que cette négociation permette à l’artiste de complexifier l’identité idéalisée ou réductrice de la musulmane, elle se fait sur un fond de dualisme Orient-Occident. La spécificité de ce travail réside dans cette conjonction apparemment paradoxale entre déplacement identitaire de la femme islamique, d’une part, et fixation identitaire du spectateur occidental, d’autre part. La question que je voudrais poser ici est la suivante : comment le travail de Shirin Neshat articule-t-il son projet identitaire au sein de cette antinomie entre mutation et réification?
La femme voilée
Dans la deuxième série photographique noir et blanc réalisée après son voyage en Iran, Women of Allah (1994-1997), Neshat s’est photographiée dans diverses poses, vêtue d’un tchador et pointant un fusil ou un pistolet dans différentes directions. Dans la plupart des photos, par ailleurs, une inscription en farsi couvre les parties exposées de son corps (visage, mains, pieds). Le texte1, transcrit à l’encre par la main de l’artiste sur la surface même des photos, agit comme un voile ou un tatouage qui tout à la fois séduit le spectateur et le met à distance. Avec Speechless (1996) – une photographie en gros plan de la section droite d’un visage de femme coiffée d’un tchador –, on voit bien comment les effets de séduction et de mise à distance sont orchestrés de façon à réaliser le déplacement de l’identité de la musulmane, c’est-à-dire le déplacement du sujet exotique au sujet militant (voire terroriste). D’abord, l’inscription est un contrepoint au pistolet qui s’est faufilé entre le tchador et la joue. Elle met en œuvre une dialectique entre agression et décoration, technologie et calligraphie, art et révolution, pour finalement poser la question politique de la représentation : comment l’art peut-il participer à la révolution ? et comment représenter un sujet féminin révolutionnaire ? L’inscription est aussi un voile protecteur qui reproduit la fonction islamique du tchador : elle empêche que le visage ne soit totalement mis à nu. Enfin, parce que le texte est écrit en perse2 et reste par conséquent illisible au spectateur occidental qui ne connaît pas la langue, l’inscription agit comme un écran indéchiffrable qui exclut le regardeur. Non pas que ce dernier soit soudainement devenu inapte à interpréter l’image, mais son travail d’interprétation ne pourra porter sur « elle » – la vérité de la musulmane étant révélée ici comme inaccessible. Ces trois fonctions de questionnement dialectique, de protection et d’illisibilité affectent le pouvoir d’interprétation du spectateur, elles l’amenuisent.
Je voudrais suggérer que c’est par cet amenuisement que le déplacement identitaire de la femme islamique s’effectue et que la perception occidentale et masculine de la femme voilée se voit complexifiée. Comme le souligne Farzaneh Milani, la femme islamique est le terrain sur lequel est jugé le degré de civilisation de l’ordre islamique ainsi que son degré de laïcisation – non voilée, elle manifeste la modernité iranienne alors que voilée, elle représente la restitution d’un ordre traditionnel. Depuis le régime de l’ayatollah Khomeiny instauré par la révolution iranienne de 1979, et la proclamation du port du voile comme un acte politique d’affirmation contre la culture occidentale, la femme voilée n’est pas pour autant exclue du domaine traditionnellement masculin : « silencieuse et obéissante », elle est « en même temps franche et articulée3 ». Speechless n’est pas sans appuyer cet idéal révolutionnaire de la femme voilée. La photo bloque les projections occidentales bien qu’en même temps elle ne cesse de les nourrir par un cadrage serré qui fait non seulement ressortir la beauté du visage féminin mais qui amène aussi ce visage tout près du spectateur. L’exotisme de la représentation est également nourri par ce que l’on pourrait désigner comme une esthétique du tchador, c’est-à-dire un travail d’ombre et de lumière qui amène l’image du côté de l’étrange et du mystérieux, ainsi qu’une opération de dissimulation qui ne fait que révéler et sexualiser davantage les parties visibles du corps, notamment le regard de la femme dirigé directement vers le spectateur. En conséquence, si cette mise en scène déplace l’identité de la musulmane, c’est qu’il a bien fallu que le spectateur soit aussi séduit par elle : celui-ci doit être d’abord séduit pour être exclu, attiré pour être mis à distance. Le déplacement identitaire est celui de la musulmane mais il s’exerce avant tout sur le spectateur occidental, pour interroger ses attentes et projections. Le dualisme regardeur-regardé, Occident-Orient est donc maintenu. Le déplacement de l’un (de l’Orientale) nécessite le maintien de l’autre (de l’Occidental en tant qu’Occidental). L’historien d’art René Payant parlait de « l’effet Méduse » de la photographie : ici, cela signifie que le spectateur est chosifié dans son occidentalité4.
Le spectateur occidental
Plusieurs critiques voient dans le travail de Neshat une capacité à inclure le spectateur dans l’interprétation des œuvres, capacité qui serait engendrée par leur ambiguïté. Jacqueline Larson et Hamid Dabashi parlent de l’œuvre comme un site de négociation5, Octavio Zaya explique que l’ambiguïté inhérente des images tient au fait qu’elles élaborent « une poétique de contradiction entre féminité, violence, martyre et terrorisme6 », James Rondeau soutient que l’œuvre « résiste activement aux représentations stéréotypées de l’Islam7 », enfin Gerald Matt et Julia Peyton-Jones maintiennent que le pouvoir des œuvres de Neshat réside dans « leur résistance à l’interprétation univoque : représentent-elles une opposition au fondamentalisme ou mettent-elles en question les perceptions occidentales de l’Islam8? » D’autres critiques, au contraire, ont remarqué que ce travail tend à mettre le spectateur à distance, ce qui réduirait significativement sa capacité de négociation. Ainsi, Jenni Sorkin conclut que les œuvres « réussissent à laisser l’Occident complètement à l’extérieur9 », Ricardo Bloch insiste sur l’exotisme des images qui « vient périlleusement tout près de transformer le spectateur en touriste10 » et Jacqueline Larson, qui parle pourtant du travail comme d’un « site de négociation », souligne comment le voile chez Neshat est un mécanisme de délinéation de frontières11. Les déclarations de Shirin Neshat n’ont rien fait pour atténuer ces contradictions puisque l’artiste déclarait en 1997 que « dès le début, j’ai pris la décision que […] ma position serait celle de ne pas en avoir. Je me suis dès lors située en posant uniquement des questions sans jamais y répondre12 ». Cet appel à l’ambiguïté des œuvres – ce que Matt et Peyton-Jones désignent comme « leur résistance à l’interprétation univoque », laquelle force le spectateur à négocier sa propre position par rapport aux images – se verra notamment contredit par une déclaration plus récente où l’artiste affirme, et cette position est loin d’être neutre, son rejet du féminisme occidental13. En fait, comme nous avons pu le voir avec Speechless, ces deux positions en apparence contradictoires – l’œuvre comme site ambigu de négociation, d’une part, et la distanciation du spectateur occidental, d’autre part – ne sont pas aussi antinomiques qu’on pourrait le supposer. Je dirais même qu’elles dépendent l’une de l’autre. Le travail photographique de Neshat marque, révèle, situe, classifie, accuse et menace le spectateur comme sujet occidental. Mais c’est par cette identification que s’opère, non pas tant l’ambiguïté de l’œuvre ou une négociation interprétative que le déplacement identitaire de la femme musulmane, lequel est à la fois un déplacement de projections orientalistes, colonisatrices, masculines, occidentales et moyen-orientales. Il faudra attendre la vidéographie pour subjectiver davantage le spectateur. Bien qu’Occidental, le spectateur sera néanmoins interpellé et, dans cette interpellation, mis en position de se questionner sur sa propre culture et sa propre identité.
Dichotomies
Dans ses installations vidéo, Neshat adopte souvent un dispositif à deux écrans posés sur deux murs opposés, dans une situation de face à face. Ainsi en est-il, par exemple, de Turbulent (1998), Rapture (1999) et Soliloquy (1999) où le spectateur est convié à circuler entre les deux écrans, sans qu’il soit possible de visionner les deux projections de façon simultanée. Le face à face permet à l’artiste d’élaborer sa vision de la constitution identitaire en termes dualistes. L’installation Turbulent est très marquante à cet égard. Sur un de ses écrans, une femme en tchador se tient debout, dos à nous, devant une salle vide. Sur l’écran opposé, un homme à chemise blanche (joué par l’acteur Shoja Azari) chante un poème médiéval14. Il performe face à nous mais tourne le dos à un auditoire composé exclusivement d’hommes. Le dispositif écranique est donc d’emblée sexué : il crée une dichotomie homme-femme, laquelle est entérinée par une série d’autres dichotomies – noir-blanc, position de dos-position de face, salle vide-salle pleine. Il se développe toutefois une forme de dialogue entre les écrans. En effet, une fois la chanson terminée et au moment des applaudissements, la scène est interrompue par un chant qui s’amorce sur l’autre écran, celui-là performé par Sussan Deyhim. Le chanteur se retourne et se met à écouter de façon attentive, mais à partir de son propre espace qui demeure séparé de l’espace féminin. C’est à ce moment précis qu’une différence à la fois sexuelle et culturelle s’élabore au sein de l’installation : la caméra baroque qui tourne autour de la chanteuse fait immédiatement contraste avec la caméra statique de l’écran où figurent les hommes ; ce qu’elle met en scène, par ailleurs, ce n’est pas tant une chanson qu’une sorte d’ululement à différentes couches sonores a-synchronisées – vocalisations gutturales, sons répétitifs et souffles « mystiques », à mi-chemin entre la jouissance et la lamentation. C’est le chant qui montre à quel point l’écran masculin est celui du statu quo, de la convention, du prévisible, alors que l’écran féminin est celui de l’innovation musicale, de l’imprévisible (sans refrain pour nous guider) et du risque. En Iran, il est strictement défendu aux femmes de chanter en public. Neshat met donc en scène une femme qui défie la règle.
L’affirmation de la différence
Mais cette défiance ne prend vraiment sens qu’au sein du dualisme homme-femme instauré par le dispositif à deux écrans. Ici, pas question de déconstruire la différence sexuelle comme le pratique si couramment le féminisme occidental. Contrairement à celui-ci, qui tend plutôt à promouvoir la confusion des frontières, l’abandon des notions de totalité et d’unité identitaires et l’hybridité organisme-machine (c’est le modèle du cyborg tel que théorisé par Donna Haraway15), ou qui insiste sur le double impératif de résister à l’identité, acquise par notre identification continue aux normes sociales, et d’élaborer, comme le soutient Judith Butler notamment, « le déplacement perpétuel » de l’identité et « une fluidité d’identités qui suggère une ouverture à la re-signification et à la re-contextualisation16 », Neshat appuie la différence sexuelle qui persiste dans les sociétés plus traditionnelles pour les besoins d’équilibre de la collectivité. La différence sexuelle persiste et perdure ; elle est l’élément structurel de l’installation et c’est à même la différence écranique que la femme non seulement affirme sa propre différence, c’est-à-dire son pouvoir d’expression et sa créativité, mais qu’elle critique aussi les normes sociales d’exclusion des femmes. Ce faisant néanmoins, elle ne met pas au défi la différence homme-femme. L’expérimentation musicale s’articule par la différence pour faire une différence. C’est là que se situe sans conteste, pour le spectateur occidental tout au moins, la différence essentielle : la différence d’une musulmane non pas contre mais par la différence sexuelle. C’est une différence que le spectateur entend et éprouve par le chant, de façon émotionnelle. Turbulent devient donc une question lancée au spectateur, un spectateur que Neshat ne cesse d’occidentaliser mais que sa vidéographie réussit à rendre moins passif et certainement plus imaginatif : n’y a-t-il pas perte de pouvoir – perte de force oppositionnelle – lorsque la différence (sexuelle ou autre) se perd ? Ainsi, si l’œuvre photographique et vidéographique de Shirin Neshat articule le déplacement identitaire de la femme islamique par une occidentalisation du spectateur (son déplacement ne peut s’articuler que par une critique du colonialisme occidental), les installations vidéo n’ont pas l’effet réifiant des photos. Le dualisme (homme-femme, Orient-Occident) qu’elles instaurent devient une structure productrice d’une différence subversive. En cela, elles incitent le spectateur à réfléchir sur sa propre culture et sur l’amenuisement de la différence dans les sociétés occidentales17.
2 Il s’agit d’un extrait d’un poème de la féministe iranienne Forough Farrokzad.
3 Farzaneh Milani, Veils and Words : the Emerging Voices of Iranian Women Writers, Syracuse, Syracuse University Press, 1992, p. 42-43. C’est nous qui traduisons.
4 René Payant, Vedute : pièces détachées sur l’art : 1976-1987, Laval, Trois, 1987.
5 Jacqueline Larson, « What if the Object Should Shoot? – ‘Women of Allah’ As Veiled Criticism » dans Shirin Neshat « Women of Allah », Vancouver, B.C., Artspeak Gallery, 1997, p. 5-25 ; et Hamid Dabashi, « The Gun and the Gaze: Shirin Neshat’s Photography », dans Shirin Neshat: « Women of Allah », Turin, Marco Noire Editore, s.p. C’est nous qui traduisons.
6 Octavio Zaya, « Shirin Neshat », Flash Art, vol. 27, no 179, novembre-décembre 1994, p. 85. C’est nous qui traduisons.
7 James Rondeau,« Shirin Neshat – Rapture », Paris, Galerie Jérôme de Noirmont, 2000, p. 3.
8 Gerald Matt et Julia Peyton-Jones, « Directors’ Foreword », dans Shirin Neshat, Vienne, Kunsthalle Wien et Londres, Serpentine Gallery, 2000, p. 9. C’est nous qui traduisons.
9 Jenni Sorkin, « Veiled Truth », Art Monthly, no 230, octobre 1999, p. 27. C’est nous qui traduisons.
10 Ricardo Bloch, « Shirin Neshat », Art Papers, vol. 24, no 3, mai-juin 2000, p. 56. C’est nous qui traduisons.
11 Larson, p. 15.
12 Neshat : « Mon travail n’origine pas du féminisme occidental. Je ne me sens pas du tout concernée [par ce féminisme] ». Citée par Lina Bertucci, « Shirin Neshat : Eastern Values », Flash Art, vol. 30, no 197, novembre-décembre 1997, p. 84. Pour la traduction, voir Rondeau, « Shirin Neshat – Rapture », p. 3.
13 Neshat, citée par Jenni Sorkin, « A conversation with Shirin Neshat », Make: The Magazine of Women Art, no 88, juin-août 2000, p. 21. C’est nous qui traduisons.
14 Il s’agit d’un poème du XIIIe siècle écrit par Rumi, mis en musique par le compositeur iranien contemporain Kambiz Roshan Ravan et interprété par Shahram Nazeri.
15 Donna J. Haraway, “Manifesto for Cyborgs: Science, Technology, and Socialist Feminism in the 1980s”, Socialist Review 80, 1985, p. 65-108. Voir aussi la version révisée de 1991: Haraway, “A Cyborg Manifesto”, dans Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991, p. 150.
16 Butler, Bodies That Matter: On the Discursive Limits of “Sex”, New York, Routledge, 1993, p. 138.
17 Sur ce point précis de l’homogénéisation culturelle et sociale aux États-Unis, voir John A. Hall et Charles Lindholm, Is America Breaking Apart?, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1999.
Christine Ross est professeure agrégée et directrice du Département d’histoire de l’art et d’études en communication de l’université McGill. Elle est l’auteure de Images de surface : l’art vidéo reconsidéré (Artexte, 1996). Parmi ses publications récentes, mentionnons « Vision and insufficiency: Rosemarie Trockel’s distracted Eye » (October, 2001)