[Automne 2004]
Centre VU, Québec
du 2 avril au 2 mai 2004
Aujourd’hui, un homme est mort sous nos yeux. Je commence en effet ce texte alors que la télévision nous a montré ce soir les images d’une exécution sordide. Un groupe se réclamant de al-Qaïda a égorgé et décapité un jeune soldat américain devant caméra après lecture d’un communiqué rempli de menaces de représailles.
Comment peut-on encore, après cette obscénité visuelle, parler d’art engagé, d’art qui choisit la dénonciation ? Alors que pleuvent les images qui véhiculent toutes sortes de messages, alors que l’on sait si bien où réside la force de l’image et comment l’exploiter ? Alors que Benetton, dans des publicités étudiées et léchées, faisait encore hier ses choux gras de publicités à saveur dénonciatrice ? L’image, en ce début de XXIe siècle, ne fait que montrer bêtement et elle est si facilement réductible à un message, fût-il savamment camouflé dans le rituel imagier.
Qui se borne aujourd’hui à montrer de telles horreurs dans l’espoir d’outrer le spectateur tombe dans le panneau télévisuel et informatif. Il participe à la ronde communicationnelle où tout est montré, rien n’est caché et plus rien n’offense.
Sadko Hadzihasanovic, au centre VU à Québec, a très bien pris note de ce nouveau régime de l’image. Aussi s’est-il engagé dans les arcanes de l’image et de ce qu’elle suscite d’imaginaire en nous. Regardant les images présentées à VU, on ne manque pas d’associer son travail à celui d’un John Heartfield. Alors que celui-ci s’était employé à exploiter la figure charismatique d’Adolf Hitler, Sadko Hadzihasanovic s’est plutôt efforcé de placarder un peu partout, en toutes sortes de circonstances et avec d’étranges partenaires, celle d’Ernesto Guevara, le « Che », que si peu de nos jeunes contemporains connaissent même si tous ont pu un jour en voir le visage barbu coiffé de son éternel béret. La différence ne s’arrête pas là. Bien sûr, Heartfield se servait, comme Sadko Hadzihasanovic, de collages assez visibles, mais c’était pour recréer un führer bédéesque, aux emportements outrés et à la mécanique transparente. Le collage était utilisé comme une sorte de révélateur absurde, dévoilant la vraie nature du leader nazi. Si le procédé est toujours aussi évident chez Hadzihasanovic, c’est le régime de l’image qui est différent. Car, en effet, chaque image fait ici référence à un usage social déterminé, à une exploitation commerciale où l’image emprunte à des registres d’utilité et de consommation.
Notons bien qu’en utilisant le Che, il se sert aussi moins du personnage et de ses actions que du symbole archiconnu qu’a pu représenter son portrait. Heartfield, lui, caricaturait un personnage encore présent, contesté et ridiculisé ; il ne recyclait pas une icône. Qui se rappelle encore aujourd’hui que le Che était argentin, qu’il a fait la révolution aux côtés de Fidel Castro dont il vint à douter, qu’il s’est engagé dans la lutte armée auprès des Boliviens et que c’est là qu’il a trouvé la mort ? Qui se souvient encore de cette photo où il apparaît criblé de balles, de cette autre tirée d’un passeport où il est imberbe et cravaté et dont il s’est servi pour entrer incognito dans je ne sais plus quel pays ? Seules importent aujourd’hui la dégaine et l’allure d’une figure sur affiche largement diffusée et hautement prisée par tous les révolutionnaires de salon qu’ont un jour été les babyboomers.
Dans les images racoleuses de Sadko Hadzihasanovic, c’est cette facture du révolutionnaire éternel que l’on retrouve. Qui plus est, l’artiste sollicite le domaine de la publicistique. Apsolut Che et Selfportrait sont en ce sens plutôt révélatrices. La première image s’inspire assez évidemment des publicités de la vodka Smirnoff. Dans cette œuvre, le Che apparaît, indolemment assis sur un banc et entouré de jeunes villégiateurs du dimanche alors qu’une chute coule derrière eux. Le contraste entre la figure du révolutionnaire, qui, contrairement aux autres, ne regarde pas l’appareil et se montre même assez dédaigneux, est frappant : un marxiste dans une soirée bourgeoise. La seconde image emprunte aussi son iconographie à un type de publicité bien connu. Il s’agit, cette fois, des cigarettes Camel. Le Che s’y montre en aviateur des Forces alliées, avec casque, lunettes et coupe-vent de cuir comme accessoires indispensables. Il fume négligemment sa précieuse clopinette et regarde l’objectif, indifférent à la situation qui se développe dans son dos. Car une femme se pend à son bras, effrayée par l’arrivée précautionneuse, au travers des décombres, d’un officier allemand flanqué de deux soldats, alors que, derrière eux, l’avion ennemi qui a abattu celui de notre héros vole dangereusement bas. Ces deux œuvres, par leur forme, leur matière, leur rendu, la présence de textes, seraient, en tout autre endroit, des incitations à la consommation, avec tout leur accompagnement ronflant qui prêche et prône courage et audace dans le second cas, détente et plaisir naturel dans le premier. Reprises ainsi et jumelées à cette icône qu’est devenu le Che, elles prennent un tout autre sens. Elles sont une illustration assez forte et vitale de la soumission au consumérisme contemporain de toute réserve imagière. Il n’est désormais plus d’images canoniques et fortement connotées symboliquement qui soient à l’abri de la bête récupération mercantile. Le Che peut ainsi se pavaner au bras d’une donzelle effrayée (mais bien mise) sur le théâtre des opérations de la Seconde Guerre mondiale. Il peut être téléporté dans un site touristique des années 50 en Europe de l’Est, comme il peut apparaître en protecteur de Sarajevo, au centre de la ville, près d’une fontaine, alors que sa figure flotte dans les airs, tel un collage maladroit, selon une facture qui doit beaucoup à la carte postale.
On voit bien ici que l’artiste contemporain ne travaille plus avec la matière brute du visible qu’il aurait la charge de commenter ou d’illustrer. Il travaille plutôt avec la matière des images, avec des inscriptions déjà constituées du monde en images, reprises et agencées selon des codes et conventions connus, exploités. Plus question pour lui, ce n’est d’ailleurs plus possible, de déterrer des images cachées, camouflées, des états des choses dérobés. Cela serait d’ailleurs bien inutile et redondant puisque les médias contemporains montrent tout. Surtout, ils savent quoi montrer et comment le faire, dans une cavalcade quotidienne qui fait qu’aux images ne cessent de succéder des images, stratégie hyperbolique propre à satisfaire (et alimenter, sinon intensifier ?) notre insatiable soif d’images. Bien sûr, les médias sélectionnent mais ils ne peuvent plus en aucun cas se permettre de ne pas montrer. Il ne saurait plus être question de censure mais d’angle d’attaque. On montre certes, même ce qui n’est pas montrable, mais non sans privilégier une sorte de retenue. Reste que tout est à portée d’œil aujourd’hui. Ce qui peut être vu, on le voit à travers l’œil d’un média quelconque. L’artiste se pose donc la question de montrer les paramètres qui cherchent à encadrer ce qui est montré. L’image lui paraît moins intéressante que le cadre, les conditions para-iconographiques de ce qui est montré. Il cherche à investiguer ce qu’il en est de ces relais, de cette tessiture, de ces modes grâce auxquels les images se présentent.
Seule cette manière de faire peut endiguer l’asepsie signifiante des images, leur trop grande présence, ce bombardement imagier à cause duquel on finit immanquablement par perdre pied. Sadko Hadzihasanovic l’a bien compris : il ne sert à rien de montrer encore l’état déplorable du monde. Il faut plutôt mettre à mal, par la reprise d’images déjà constituées et l’ironie que cette opération suggère, le portrait qui nous en est chaque jour offert.