[Hiver 2006-2007]
Galerie René Blouin
du 1er avril au 6 mai 2006
Le photographe montréalais Nicolas Baier a doublé la mise au printemps 2006 avec la présentation de deux expositions qui comportaient deux stratégies mais une seule mécanique expressive. Dans le premier cas, Baier a déployé son propre musée imaginaire dans les collections disparates de l’institution encyclopédique, la production récente dialoguant ainsi avec les arts de toutes les époques et du monde entier, de l’art islamique aux installations. L’idée aussi audacieuse que saugrenue de remplacer des œuvres de la collection permanente par ses photos serait venue du simple constat d’un manque d’espace disponible pour la présentation d’un solo traditionnel, comme celui présenté précisément dans le second cas, chez le nouveau galeriste de l’artiste.
Et tout ça pour quoi, finalement ? Une obsédante volonté de recensement du monde traverse les deux propositions. « Je me reconnais à travers l’inventaire des choses et des murs qui m’entourent, dit Baier lui-même de sa démarche. Je suis ancré aux lieux que j’habite comme à un miroir. Si par exemple j’ai à déménager, mon travail s’en trouvera complètement transformé. Ainsi, apprendre à regarder, c’est aussi changer/retracer. »
Apprendre à regarder… pour finalement donner à voir. Au total, il n’y a pas de meilleure définition de ce que fait cet exceptionnel collectionneur-manipulateur d’images, capable de montrer que le Canada (ou une carte du pays) est dans une flaque d’eau d’un ancien pénitencier ou que le cosmos s’imprègne dans le carreau brisé d’un commerce. Cette logique stylistique s’exposait jusqu’au pur jus dans les deux propositions. À la galerie, l’artiste a même dévoilé une partie de son trousseau analytique en fournissant de petites cartes postales situant chacune des œuvres dans leur contexte urbain de production, dévoilant pour ainsi dire autant de lieux de ces grands larcins esthétiques : ici, le commerce d’où provient le carreau fissuré de Méduse, là le comptoir du restaurant ayant inspiré Steamé (présentée aussi au mbam).
Nicolas Baier ne cesse d’ouvrir les yeux sur la réalité la plus banale du quotidien pour en extirper la substantifique moelle poétique. « Je vois les objets qui m’entourent comme une atomisation d’un tout mystérieux dont le sens m’échappe », dit-il encore dans un texte cité dans le catalogue du Musée des beaux-arts. On pense au célèbre mot de Gombrowicz : l’artiste est un mouton qui s’est échappé du troupeau.
D’autres brebis photographes privilégient des stratégies expressives différentes, par exemple en recréant des scènes imitant la réalité ou en utilisant des images d’archives. Mais peu importe le matériau, comme l’a montré Click Doubleclick1, le photographe de l’ère numérique intervient deux fois dans sa création : une première fois en saisissant le « moment documentaire »; une seconde en manipulant cette image à l’aide d’un logiciel approprié. Surtout, dans tous les cas, la production débouche souvent sur les mêmes questionnements fondamentaux : une œuvre travaillée au Photoshop peut donc prétendre cohabiter avec une toile d’Émily Carr ? Et comment cette nouvelle photographie représente-t-elle le réel ?
En fait, ces images manipulées ne se contentent pas de documenter la réalité. Elles n’en inventent pas non plus une autre de toutes pièces. Les photos de Nicolas Baier introduisent de l’imaginaire dans le réel, filtrent les codes établis, composent un nouveau monde. Les variations d’échelle, le jeu des détails, la multiplication des « petits riens », les différences de cadrage, jusqu’aux incongruités gravitationnelles amplifient l’interrogation onirique et paradoxale.
Le souci formel, formaliste même, ne contredit pas non plus la visée documentaire intrinsèquement liée à la photographie. Au contraire, la réalité du sujet réel et palpable se trouve ainsi transformée en une composition de couleurs, de formes et de textures aux qualités abstraites.
Nicolas Baier fait l’inventaire de son environnement immédiat qui est aussi un monde des possibles, mais il ne catalogue pas ses découvertes et surtout il ne sérialise jamais. Chacune de ses découvertes exploite au maximum son potentiel et trouve même une forme adaptée à son propos. D’où ces deux ensembles riches et foisonnant donnant l’impression, au musée comme dans la galerie, d’une exposition de groupe où chacun des participants aurait fourni sa meilleure pièce.
L’ensemble constitue aussi une chronique, presque un polaroïd panoramique de ce que vivre aujourd’hui veut dire. Pourtant, Baier n’a rien de l’artiste engagé. Il ne répand pas du gris sur du gris. La force poétique de ses créations ne cesse toutefois de susciter de troublantes questions sur la relation aux autres ou à la nature. Ses œuvres les plus subtiles et les plus touchantes se tiennent en équilibre entre la contemplation et la méditation. Comme la poésie, son art se suffit à lui-même et ne demande rien d’autre que d’ouvrir la possibilité d’abstraction sur de nouvelles synthèses.
Nicolas Baier taraude ainsi plusieurs niveaux de sens et de visions dans la plupart des quelque 28 œuvres exposées. Le « Tableau de chasse » intitulé Miroir phagocyte un espace banal, probablement une salle de bain aux carreaux blanchâtres, mais elle donne aussi à voir et à penser une oeuvre crypto-abstraite, inspirée des grands formats de Borduas, d’ailleurs voisins au mbam. De même, Chiboukis laisse à de simples claviers d’ordinateur leur référence réelle évidente tout en y superposant une strate significative empruntée aux œuvres façonnées par la technique du all-over chère à l’expressionnisme abstrait. Dans Étoile, les couches se multiplient encore davantage, avec cette fois des références à la fameuse toile La trahison des images de Magritte.
En favorisant et en assumant lui aussi la confusion entre la perception directe d’un objet et la perception de son image abstraite, Nicolas Baier matérialise une représentation marquée dans une perspective cette fois toute surréaliste par un « quantum hallucinatoire », un dualisme de l’extérieur et de l’intérieur, du perceptif et du projectif. Le mot chien ne mord pas, dit une célèbre formule. Ceci n’est pas une pipe. Et cette Étoile n’en est évidemment pas une. Seulement, cette photographie et son… hallucination abstraite ne peuvent être différenciées dans leurs formes typiques que comme produit d’un même ordre de travail unissant intimement des rapports complexes à la réalité et à son double.
Cela dit, dans ces deux expositions fabuleuses, sans contredit parmi les plus fortes de l’année 2006 à Montréal, Baier a aussi dévoilé un autre rapport au sens de son travail maintenant riche d’une décennie de production, un rapport à une réflexion fondamentale sur l’omniprésente beauté de la vie et l’inéluctabilité de la mort. Le florilège montre un arbre renversé en hiver, des fenêtres gelées, des traces de lettres, des cabanes aussi déglinguées que désertées, tout l’univers concentré dans un fragment de verre. Cette poésie capable d’abstraire de la réalité ambiante des parcelles d’infini semble toute prête non pas à se substituer à la foi, mais à nourrir un peu d’espoir dans un monde où tout n’est plus que fragments, incertitudes et solitudes.
Stéphane Baillargeon est journaliste au Devoir.