[Printemps 2008]
par René Viau
Accrochant portraits et paysages photographiques, Jack Lazare, vice-président exécutif de l’agence Vision 2000, a fait des murs de cette agence au centre-ville de Montréal un manifeste de ses goûts et de sa sensibilité.
« Cette collection transforme notre bureau. Elle en fait un espace de vie plus intéressant ». Ici l’intuition, la créativité ont le dernier mot même si cela peut parfois en heurter certains. « Je mets vraiment ce que je veux sur les murs. S’il y a des choses que les gens avec qui je travaille aiment moins, ils ne manquent pas de me le faire savoir. Beaucoup de grandes compagnies qui collectionnent se fient à des consultants et à des spécialistes. Si je me mettais à consulter quinze personnes, je n’irais nulle part. Il m’est impossible d’imaginer pouvoir déléguer mes choix ».
Bien qu’il n’en parle pas en ces termes, l’on devine chez cet homme discret une conviction. Celle que l’art ouvre des possibilités et change le regard. Transgressant les habitudes, les œuvres collectionnées témoignent aussi à leur façon du flair de l’homme d’affaires. Certains s’en souviennent.
Jack Lazare, fondateur avec son frère des disques Gamma à la fin des années 1960, en produisant les premiers enregistrements de Charlebois et de combien d’autres, a alors fait incursion aux avant-postes de la création musicale québécoise.
Cameron: un coup de cœur
S’il se documente longuement sur les artistes qu’il collectionne, la devise de Jack Lazare pourrait bien être cette maxime d’un autre collectionneur, Georges Ortiz, qu’il aime citer: « One can know too much and feel to little ». Il se garde d’intellectualiser ses prédilections et ses choix. Je réagis de façon très spontanée », prévient-il. Il admet toutefois devant beaucoup des photos qu’il a acquises en apprécier le « contenu » et « la force narrative ».
Bien qu’il n’en parle pas en ces termes, l’on devine chez cet homme discret une conviction. Celle que l’art ouvre des possibilités et change le regard.
Atmosphérique, un paysage de Sugimoto aux horizons incertains donne le ton. « Il y a là une impression de calme inouïe. En même temps nous sommes un peu à la frontière de ce qui est réel et de ce qui est abstrait », affirme Lazare. Comme dans bien d’autres paysages qu’il a rassemblés, les niveaux de lecture s’y multiplient. Un peu comme si ces photographies nous indiquaient à la fois qu’à coup sûr, elles doivent leur existence physicochimique aux indices indubitables de ce qu’elles montrent, de ce qui est venu s’imprimer sur leur surface, mais aussi qu’elles sont tributaires de tout un savoir ici hérité de la peinture. À côté, Edward Burtynsky montre en panoramique un site industriel: une aciérie en Chine. Servie par des coloris subtils, la composition aligne tracés géométriques et imposantes pyramides de charbon. Aux ravissements du flou succède sur un mode « cultivé » un choc visuel, là encore pas trop éloigné de la tradition du sublime dans la peinture anglaise.
Amateur de peinture durant les années 1960-1970, Lazare n’est pas demeuré obstinément accroché à des goûts de départ qu’il revendique toujours pour Kate Kollwitz, Alex Katz; Jean-Paul Lemieux ou Christopher Pratt de même qu’à son admiration pour Lucian Freud, Giacometti ou Edward Hopper dont il possède quelques feuilles à l’eau forte et à la lithographie. Au milieu des années 1980, Brenda Lazare, une de ses filles qui habite Toronto et collectionne elle-même, l’initie à la photographie actuelle. Il achète alors un Nan Goldin. « Au début j’étais distant, mais je me suis mis à l’apprécier ». Il éprouve ensuite un véritable coup de cœur pour Julia Margaret Cameron à la suite de la visite d’une exposition de cette photographe anglaise du XIXe siècle à New York. « Je me suis mis à acheter des photos de Cameron. Ce que je n’ai pas cessé de faire depuis ». Lazare en possède plus d’une dizaine. Dans ces images issues de portfolios, les visages des modèles sont montrés en plans resserrés. Ce procédé leur confère une forme d’intemporalité contredite par un sentiment de proximité et d’intimité fascinant.
« Les photos de Cameron ont été un déclic. Cela m’a littéralement emballé. Et en plus les prix me convenaient à l’époque. L’artiste forçait ses modèles à s’asseoir et à poser pour elle durant des heures. Ma prédilection pour la peinture réaliste m’a aussi encouragé vers la photo. Même si certaines de mes photos témoignent d’un réalisme mis en scène ou altéré, elles demeurent tout de même réalistes ».
Depuis, Lazare fera de cet emballement un mode de fonctionnement. « À partir de là, je me suis intéressé à des œuvres beaucoup plus contemporaines. J’ai beaucoup lu sur Cameron, nous avons visité les collections majeures qui rassemblent ses photos. Vous savez, il faut beaucoup de travail pour monter une collection avec intelligence bien que je maintienne que l’aspect émotionnel est déterminant ». À Londres, à Paris, à New York tout aussi bien qu’à Toronto et à Montréal, Lazare avoue acheter beaucoup sur impulsion. « La décision est souvent immédiate. »
Après le paysage, un autre axe de sa collection est tracé par cet autoportrait de Raymonde April. Mettant en scène le jeu raffiné des étoffes et des entrelacs des motifs du vêtement, celui-ci nous ramène une fois de plus aux dimensions sensibles de la peinture. « Raymonde April a eu une influence déterminante. Montréal génère un art excitant. J’aime vivre ici. J’y habite depuis toujours. Et je suis heureux qu’un groupement aussi vivant de photographes habitent et travaillent ici. Je pense à des artistes comme Angela Grauerholz, Pascal Grandmaison ou Nicolas Baier et aussi Isabelle Hayeur même si je n’ai pas d’œuvre d’elle ».
Continuons la visite guidée. De Nan Goldin, la photo d’un paysage s’éloigne de sa galerie de personnages hors champ de la société américaine. Puis les tons sombres animent cette scène dramatique des frères Carlos et Jason Sanchez. Les protagonistes sont enlisés dans la boue, victimes d’une catastrophe. Non loin, Burtynsky, présent avec une photographie du démantèlement d’un navire au Bangladesh, a photographié une région de Chine qui doit être évacuée pour construire un barrage sur le Yangzhou. « Un sentiment de beauté nous happe et persiste bien que l’on sache très bien ce qui va arriver. Malgré cette destruction imminente, il y a toujours de la vie ». Carlos et Jason Sanchez dans A Motive for Change isolent un voyageur solitaire au bord d’une route forestière au sein d’un paysage boréal qui le submerge. Au-dessus, une photo de John Szarkowski ex-conservateur au Musée d’art moderne de New York, prise au Minnesota, témoigne de l’intérêt du collectionneur pour les sujets ruraux. Encore une fois une route y déroule son empreinte. À ses côtés Larry Towell évoque, selon Lazare, les images de la crise économique des années 1930 de Dorothea Lange qui l’impressionnent beaucoup. Mark Ruwedel, non loin, propose ses évocations de l’Ouest américain et communique un sentiment d’espace et d’immensité. On retrouve aussi un paysage brumeux de Sally Mann.
Acheté à New York, un portrait grand format du photographe irlandais Willie Doherty, Unspecified Threat, est installé derrière la réception. Dans un halo d’ombres inquiétantes, Doherty se situe aux limites d’une certaine violence suggérée. Atypique au sein de sa série sur les aristocrates, un portrait de Patrick Faigenbaum cerne les traits d’un jeune garçon. L’attention se pose davantage sur son expression que sur ses attributs ou le décor signalant une appartenance sociale.
Portrait du portrait
Pour tout ce qui concerne sa maison, Jack Lazare assume ses choix en compagnie d’Harriet Lazare, son épouse : Shimon Attie, Jose Manuel Ballister, Beate Gutschow, un autre Szarkowski, Paul Strand, Michal Rovner, Sarah Moon. Les portraits, tels paradoxalement celui de Kate Moss par Chuck Close, recèlent un aspect hors du temps qui les distingue de ces photographies de l’intime qui se sont multipliées sur un mode obsessionnel à partir des années 1990. Ailleurs, une composition de Teresa Hubbard et Alexander Birchler s’associe, selon Lazare, au monde de Hopper.
Dans la salle à manger du couple, une série de portraits de Julia Margaret Cameron rappelle les madones florentines dont s’inspirait la photographe de l’île de Wright et bien après elle au cinéma, Carl Dreyer. En face, surmontant les chronologies, un portrait contemporain du Montréalais Pascal Grandmaison croise les regards avec les sujets de Cameron. À l’audace de la mise en page des figures de Cameron et au sentiment de présence qu’elles suscitent s’oppose chez Grandmaison une distance mélancolique. Au cœur du dispositif qu’imagine celui-ci, la plaque de verre isole le modèle, qui semble absent à lui-même et au spectateur. Prélevé, le visage est lissé, « fixé » dans cette vitrine comme on le ferait d’un spécimen. Contrairement à Cameron qui magnifie ses sujets, le portrait transmet également bien autre chose que l’apparence ou la traduction de l’identité de quelqu’un. D’un artiste à l’autre, cette forme s’élargit et se transforme. Devant nous c’est un peu le « portrait du portrait » qui nous est dressé. Un jeu interne s’est mis en place. Confrontant les approches et les manières de construire la question, des voies s’ouvrent. La collection crée ainsi de nouvelles configurations, de nouvelles ouvertures. Elle nous raconte une histoire sans fin.
Quelques œuvres de la collection de Jack Lazare sont montrées à l’exposition Pour l’art! Œuvres de nos grands collectionneurs privés au Musée des beaux-arts de Montréal (6 décembre 2007 au 24 février 2008).
Jack et Harriet Lazare ont commencé à collectionner la peinture figurative dans les années soixante. Ils ont découvert la photographie artistique lors de l’exposition de Julia Margaret Cameron au MoMA en 1999. Ils se sont alors promptement mis à collectionner les œuvres de cette artiste. Plus récemment, leur collection s’est étendue à la photographie contemporaine canadienne et internationale.
Journaliste culturel et critique d’art, René Viau a collaboré à de nombreuses publications tant au Québec qu’en France. Il a publié plusieurs livres sur des artistes québécois. Il a fait paraître en 2006 un premier roman.