W. M. Hunt, Collection Dancing Bear, Vernacular images – Maria-Antonella Pelizzari, Cache-cache dans une collection photographique

[Printemps 2008]

Depuis quelque trente ans, W. M. Hunt a rassemblé une collection de photographies de quelque 1200 images marquées par l’absence du regard. Regroupant tous les genres, pièces classiques et œuvres contemporaines d’artistes de renom, images documentaires et photographies d’amateurs, cette collection couvre toute l’histoire du médium, de l’ère du daguerréotype à la création d’aujourd’hui. Le portfolio que nous présentons ici porte uniquement sur le volet vernaculaire de la collection. Hunt y attache une importance toute particulière, lui qui plaide pour la reconnaissance de la pleine valeur de ce type d’images.

par Maria-Antonella Pelizzari

La collection de photographies Collection Dancing Bear de W. M. Hunt nous chuchote des secrets sur la photographie. Elle est remplie de mystère, de chaos, de ténèbres et suscite des émotions fortes. Elle est étonnante. Elle donne la chair de poule. Elle est provocatrice.

Elle est ludique, avec ses choix en apparence aléatoires « de photographies merveilleuses et poignantes de personnes dont on ne voit pas les yeux1. » Cet intérêt du collectionneur pour l’inusité lui fait réunir des images vernaculaires recueillies dans les marchés aux puces et des œuvres d’artistes réputés, qui reflètent les facettes multiples et contingentes d’une même obsession: l’invisibilité du sujet en photographie. Devant cette énigme, W. M. Hunt dit: « la collection, c’est moi […] c’est une chronique de mon sentiment d’amour-propre, un journal intime de ma propre légitimité2. » Un tel ensemble de plus d’un millier d’images, amassé pendant plus de 30 ans, est en lui-même une œuvre d’art: libre, sans programme, arbitraire. Comment cette œuvre inspire-t-elle une nouvelle manière (originale, spontanée) de voir la photographie, et que signifie le fait de collectionner ce genre d’images?

W. M. Hunt revendique la « légitimité » de la photographie populaire, outrepassant toute catégorisation codifiée de la photographie en tant qu’« art ». Les différents type de présentation qu’il a choisis pour ces photographies confirment son intérêt marqué pour la photographie en tant qu’expérience3.

Au Musée de l’Élysée, à Lausanne, il a présenté une projection numérique de 500 instantanés évoquant les montages temporels et séquentiels des albums de photos traditionnels. Au FOAM, à Amsterdam, il a voulu reconstituer la vie tactile et sensible des photos de famille, permettant aux visiteurs de les toucher et de les garder en souvenir. Il a fabriqué des fac-similés de ces photographies, qu’il a numérisées et réimprimées; il a ensuite découpé ces copies conformes à l’aide de ciseaux dentelés. Les visiteurs pouvaient en prendre et les rapporter à la maison comme souvenirs, selon le même esprit démocratique présent dans une installation de Felix-Gonzales Torres. Dans ce cas-ci, il s’agit d’une accumulation de reproductions numériques dans le contexte d’une galerie, accessibles à tous.

Hunt a également disposé les instantanés originaux sur du papier à bricolage rouge choisi selon certains thèmes, pour créer des typologies d’images. Par exemple, un portrait de « Frank » n’était plus le portrait de « Frank », mais celui d’un homme portant des lunettes de soleil; « Élise en train de plonger depuis notre radeau » faisait sens parce que le visage d’Élise était sous l’eau, comme celui de plusieurs autres baigneurs sans tête regroupés dans cette même catégorie. Il en était ainsi de gens endormis, en train de se faire bronzer, portant des masques ou jouant à cache-cache, riant, ou encore d’être photographiés. Cette classification étrange de « souvenirs photographiques » en type d’images ayant des points communs rapproche le projet de W. M. Hunt de l’Atlas hétérogène de Gerhard Richter et de Archiv, par Joachim Schmidt4. De la même façon, l’artiste collectionneur démonte le caractère unique des instantanés personnels pour les transformer en « moments Kodak » et en événements médiatisés collectifs, les regroupant selon des taxonomies (éclats de lumière, enfants, clowns, fêtes, etc.) ayant l’aspect d’analyses didactiques ou de systèmes de classification d’archives. Toutefois, la comparaison s’arrête ici, à un niveau formel d’organisation. Défini par W. M. Hunt comme « un genre d’album surréaliste obscur5 », ce montage en forme de grille est très singulier, témoignant du goût chaotique et de la mémoire visuelle du collectionneur. Même lorsqu’elle est présentée comme ordonnée, la collection vernaculaire de W. M. Hunt défie l’ordre et l’habitude, en quête de chocs visuels. Comme W. Benjamin l’a fait remarquer au sujet de sa propre bibliothèque, « ce genre de possession, qu’est-ce d’autre qu’un désordre où l’habitude s’est faite si familière qu’elle peut apparaître comme un ordre ? »6

Il est très intéressant, dans le cadre de cette brève exploration de l’univers d’un collectionneur de visages invisibles, d’apprendre que W. M. Hunt a commencé à réunir ce genre de photographies lorsqu’il était acteur de théâtre. Il est également révélateur de savoir qu’il s’est impliqué dans le monde de la photographie en travaillant à la galerie Ricco/Maresca, qui se concentrait principalement sur l’art populaire. En 1997, plusieurs des intérêts de Hunt se trouvaient réunis dans l’exposition fantaisiste delirium, organisée par lui-même, et composée d’une suite très peu traditionnelle de photographies traitant des moments extrêmes de la vie, depuis l’aliénation physique et psychologique jusqu’à l’extase spirituelle et au contentement sexuel7. Certaines images tirées de sa collection No Eyes faisaient partie de cette sélection, ainsi que d’autres prêtées par des galeries ou des amis. Cette exposition surprenante constituait une leçon d’histoire de la photographie, une révélation, allant d’images d’aliénés du XIXe siècle au cliché de Weegee représentant un alcoolique ivre mort dans les rues de New York. Ces photographies captaient, comme par magie, le corps humain subissant une transformation physique.

Lorsque je regarde les photographies de la collection No Eyes documentant des personnes sans yeux qui rient, ferment les yeux en grimaçant et deviennent des fantômes flous, le message de l’exposition delirium me paraît tout à fait évident. Dans les deux cas, la photographie est un véhicule de l’inconnu, lui-même représenté avec vie et humour. Prenons par exemple une des images favorites de Bill Hunt, une photographie d’amateur dénichée par Maureen Anderman à la Minnesota State Fair au cours des années 1970. Bill Hunt l’appelle son « Garry Winogrand8 ». C’est la rencontre dynamique d’une passante blonde avec l’attraction de la foire: une femme à demi nue, assise sur une chaise, le visage recouvert d’un voile léger, attendant d’être révélée comme la fille changée en monstre sous l’effet des « radiations » de la télé en couleur. La passante évoque l’expérience du regard à travers l’objectif, le voyeurisme, la curiosité et la communication silencieuse entre le photographe et l’objet passif qui s’offre à sa vue. La femme voilée symbolise la fragilité liée au fait d’être exposé et de devenir un visage défiguré, un monstre, une présence fantomatique.

En regardant cette photographie et plusieurs autres de la collection, on ne peut s’empêcher de relire les pages de La chambre claire dans lesquelles Barthes parle de son malaise et de sa résistance intérieure face à l’appareil photographique: « […] chaque fois que je me fais (que je me laisse) photographier, je suis immanquablement frôlé par une sensation d’inauthenticité, parfois d’imposture (comme peuvent en donner certains cauchemars). […] la Photographie […] représente ce moment très subtil où, à vrai dire, je ne suis ni un sujet ni un objet, mais un sujet qui se sent devenir un objet: je vis alors une micro-expérience de la mort […]: je deviens vraiment spectre9. » Cette lutte avec le double mécanique a inspiré la quête personnelle de Barthes sur « la folie profonde de la Photographie  »10, qui dénoue son propre « délire » lorsqu’il trouve la photographie « authentique » de sa mère disparue. Une fois l’image trouvée, elle demeure invisible pour le lecteur.

De façon similaire, les photographies de la collection de Bill Hunt défient la possibilité de capter l’image « authentique » du moi; elles témoignent du malaise de gens qui, devant l’appareil photographique, résistent à l’objectification en se couvrant les yeux. Si leurs gestes rappellent souvent des images emblématiques de l’histoire de la photographie – celles du Dr Hugh Diamond, d’Albert Londe, Oscar Gustav Rejlander, Julia Margaret Cameron, Diane Arbus, Imogen Cunningham, Ralph Eugene Meatyard, Duane Michals, André Kertész, Lisette Model, Richard Avedon, Weegee, Brassaï, Robert Frank et Winogrand –, cela prouve que les photographes professionnels se sont également penchés sur l’énigme de l’invisibilité du sujet, par la mise en scène ou la captation fortuite d’expressions humaines fugitives.

Les défauts des instantanés-souvenirs (les sujets qui ne sont pas centrés, qui ne regardent pas directement l’appareil photo, qui paraissent disproportionnés, qui sont photographiés en action ou qui font du sport) témoignent à maintes reprises de la photographie comme étant l’art impossible d’arrêter le temps et de percer le secret du modèle. Tandis qu’il se dévoile à travers ses modèles anonymes, doubles et masqués, Bill Hunt nous invite à partager le pur et simple plaisir de regarder ces photographies sans hiérarchies établies, pour leur valeur d’objets uniques – chéris lors de la prise de vue, puis dispersés, et désormais légitimés.
Traduit par Denis Lessard


1 Paul Gachot, « No Eyes, Many Feats. Conversations with WM Hunt: collector, curator, dealer and gallery owner extraordinaire », www.point-mag.com/pdf/Point-WilliamHunt.pdf.

2 W. M. Hunt, « Legitimacy and the Walls of the Dancing Bear Cave », conférence donnée à la National Gallery of Art, Washington DC, 10 novembre 2007.

3 La collection a été présentée lors des Rencontres d’Arles, à l’été 2005; au Musée de l’Élysée, à Lausanne, au printemps 2006; et au FOAM, à Amsterdam, au printemps 2007.

4  Voir Benjamin Buchloh, « Gerhard Richter’s ‘Atlas.’ The Anomic Archive », October, n° 88, printemps 1999, p. 117-145; Gordon MacDonald et John Weber, (sous la dir. de) Joachim Schmidt. Photoworks 1982-2007, Steidl, 2007.

5 Hunt, « Legitimacy and the Walls of the Dancing Bear Cave ».

6 Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque. Une pratique de la collection, trad. Philippe Ivernel, Paris, Payot et Rivages, 2000, p. 42.

7 Voir Aperture, n° 148, été 1997.

8  Hunt, « Legitimacy and the Walls of the Dancing Bear Cave ».

9  Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard et Éditions du Seuil, 1980, p. 29-30.

10 Ibid., p. 28.

W. M. Hunt – Bill Hunt – est un collectionneur, commissaire et consultant, très actif dans le milieu newyorkais. Responsable de la photographie à la galerie Ricco/Maresca durant plusieurs années, il ouvre ensuite, en association avec Sarah Hasted, la galerie Hasted Hunt (www.hastedhunt.com) qui se spécialise en photographie. Une sélection de sa collection privée a été exposée aux Rencontres d’Arles en 2006, puis au musée de l’Elysée à Lausanne en 2007 notamment. Et un livre portant sur sa collection sera publié au cours de l’année 2008 chez Thames and Hudson.

Maria Antonella Pelizzari enseigne l’histoire de la photographie au département d’art de Hunter College (New York). Elle a travaillé comme commissaire d’exposition associée pour le Centre canadien d’Architecture à Montréal, où elle a contribué au catalogue et à l’exposition Traces of India: Photography, Architecture, and the Politics of Representation.