Ydessa Hendeles, Collector and curator – John Bentley Mays, Archiver les anxiétés contemporaines

[Printemps 2008]

La singularité des collections advient au point de rencontre entre la sensibilité des artistes et la philosophie des collectionneurs. Avec la collection d’Ydessa Hendeles, ce mariage résulte en une exploration des pathologies, des contradictions et des anxiétés de la société occidentale contemporaine. Des projets tels que Teddy Bear et Predators and Prey nous présentent des objets et sujets banals afin d’en exposer la nature réelle et de suggérer des perspectives nouvelles qui nous forcent à réévaluer notre propre subjectivité.

par John Bentley Mays

Archiver les anxiétés contemporaines
La collectionneuse torontoise Ydessa Hendeles a sa façon bien à elle de rassembler des photographies. Au lieu de se conformer à la pratique habituelle des connaisseurs, c’est-à-dire acheter des images rares d’artistes parvenus au sommet de leur habileté technique, Hendeles a toujours acquis des œuvres ayant le pouvoir de dévoiler les thèmes culturels pressants qui la captivent ou la déroutent.

Hendeles a réuni et exposé ces images-diagnostics en groupes très précis, dont la taille varie entre une poignée d’images (les saisissantes photographies vietnamiennes du journaliste Eddie Adams, par exemple) et des milliers (les cartes postales, portraits formels et instantanés d’oursons en peluche composant le monumental Teddy Bear Project). Ces groupes d’images ont été exposés aux côtés d’œuvres d’art et autres artefacts culturels explorant les sujets qui ont intrigué Hendeles depuis les 20 ans ou presque d’histoire de la Ydessa Hendeles Art Foundation, et pendant toute sa vie: la séduction du pouvoir, les mythes de l’Amérique, la dangereuse nostalgie des racines et plusieurs autres.

Le Teddy Bear Project est un bon exemple de ce dont je parle, et fait preuve de la force avec laquelle Hendeles est allée à contre-courant des récentes attitudes de collection des connaisseurs. Ce projet a d’abord été présenté à Toronto en 2001, puis à Munich et à Shawinigan, dans une version beaucoup plus développée.

Ce travail d’archivage de l’imaginaire et de l’obsession se compose de milliers de photographies vernaculaires d’oursons du siècle dernier. Prise individuellement, une image donnée ne comporte qu’un intérêt limité, bien que réel, sentimental ou esthétique. L’une de ces images montre une sérieuse fillette de l’époque édouardienne, parée de volants et de rubans pour le portraitiste, étreignant son ourson bien-aimé. Une autre représente un thé offert aux oursons par des enfants; une autre encore, un ourson mascotte bien campé au milieu de son équipe de football ou d’un groupe de soldats et ainsi de suite, selon une vaste de gamme de variations et de situations dans lesquelles les gens et leurs oursons ont été photographiés.

Après nous avoir fait goûter le plaisir léger suscité par cette étourdissante panoplie d’images, Hendeles nous fait toutefois passer dans une salle adjacente qui ne contient qu’un seul objet : la sculpture de Maurizio Cattelan intitulée Him. Il s’agit d’une statue de la taille d’un garçon représentant Hitler agenouillé, les mains jointes pour la prière, ses yeux bleus et doux levés vers le ciel. Nous sommes brusquement confrontés à ce monstre du vingtième siècle, non pas le démagogue fou furieux des actualités et des photoreportages de l’époque, mais plutôt le fou de Dieu extasié, vulnérable et innocent, par qui des millions d’Allemands bernés ont cru jadis être sauvés de l’aliénation et du chaos; cet homme devenant leur mascotte, leur ourson en peluche.

Tout à coup, le Teddy Bear Project ne porte plus sur la joie intemporelle de l’enfance – à tout le moins, plus sur ce seul sujet. Ce projet aborde aussi l’illusion désespérée de sécurité qui a balayé des nations entières au siècle dernier, les faisant basculer dans l’horreur et la déchéance. Les images d’oursons ne perdent rien de leur côté merveilleux lors de ce retournement de sens, mais leur charme – et notre volonté de goûter ce charme séduisant – se trouve voilé par l’angoisse existentielle. En regardant les images dans le contexte proposé par la sculpture de Cattelan – rappel de la véritable histoire de l’époque et sommet de la vogue des oursons en peluche –, nous prenons conscience que le Teddy Bear Project ne traite pas tant des jouets que du désir de sécurité, de bien-être et de réconfort éprouvé par des millions de gens pendant le chaotique vingtième siècle, les conduisant à leur perte lorsqu’un ou l’autre des régimes totalitaires qui se faisaient alors concurrence se pliait à ce désir.

Mais le Teddy Bear Project ne porte pas simplement sur un terrible moment historique, dont nous nous sentons passablement éloignés. Comme dans tous les projets d’Hendeles, il s’agit aussi du moment présent, de la tentation des illusions et des dépendances auxquelles nous faisons face dans le monde actuel, du désir toujours présent et dangereux d’une solution de fortune – depuis les sauveurs tout-puissants jusqu’à la chirurgie esthétique, et même l’art – pour nous délivrer de la perplexité, de la banalité et des tenaces contradictions de la vie adulte.

Parmi les autres séries de photographies assemblées par Hendeles au cours de l’existence de sa fondation, plusieurs méritent d’être appréciées pour elles-mêmes et pour leur rôle à titre d’éléments dans des expositions à plus grande échelle. Celles-ci comprennent un groupe tiré des extraordinaires Typologies de Bernd et Hilla Becher et des regroupements d’images de Walker Evans, de Diane Arbus, de Paul Strand et de E.J. Bellocq, photographe peu connu du quartier chaud de La Nouvelle-Orléans.

Toutefois, aucun de ces artistes ne sert les explorations culturelles d’Hendeles d’une manière aussi éloquente ou mémorable que les œuvres des photoreporters de sa collection. Pour l’exposition inaugurale de 1995 intitulée Chronicles, par exemple, Hendeles a réuni des images d’Hanne Darboven et des Date-Paintings d’On Kawara, juxtaposées à une suite de huit photographies du Viêtnam par le photographe Eddie Adams, d’Associated Press. Parmi les images d’Adams, on retrouvait la plus célèbre photo de reportage du conflit vietnamien: l’exécution, en 1968, d’un insurgé viêt-công par un général sud-vietnamien. Avec plus de force que toute autre photographie de l’époque, l’image brutalement véridique d’Adams faisait comprendre aux Américains la vérité de la guerre, la réalité que cachaient les abstractions employées par le gouvernement américain pour faire accepter cette guerre.

Comme dans tous les projets d’Hendeles, il s’agit aussi du moment présent, de la tentation des illusions et des dépendances auxquelles nous faisons face dans le monde actuel, du désir toujours présent et dangereux d’une solution de fortune.

Mais montrait-elle bien ce qui s’est passé? Avant de décider que les clichés d’Adams sont un exemple du pouvoir qu’a la photographie de dire la vérité, nous ferions bien de nous souvenir de tous les facteurs invisibles qui influencent la réception publique des reportages photographiques: les responsables des affectations, les techniciens en chambre noire, les graphistes et les rédacteurs en chef, l’appareil et la technologie de diffusion des nouvelles à l’échelle industrielle. Finalement, les images saisissantes d’Adams ne prouvent rien sur la photographie, et moins que rien sur les bonnes intentions de la presse. Surgissant d’une exposition de données « brutes » (les Date-Paintings de Kawara) et des pénibles souvenirs à demi hallucinatoires d’Hanne Darboven, ces photographies soulèvent des questions cruciales et complexes sur la vérité à l’ère de l’information, et ces questions qui forcent le spectateur à réagir sont partie prenante des Chronicles d’Hendeles. La communication de la vérité – annonciatrice, pénétrante, vivifiante – est-elle seulement possible dans une culture saturée de faits surprenants déversés à tout moment par la machine des médias de masse? L’intérêt de l’image produite par Adams d’un soldat viêt-công en train de se faire sauter la cervelle réside-t-il dans la vérité qu’elle prétend nous apporter, ou plutôt, en raison de son caractère intensément poignant, dans ce « facteur humain » auquel les médias de masse ont sans cesse recours pour certifier la véracité de leur production?

Il n’y a pas lieu de répondre à ces questions ici. Il suffit de prendre conscience qu’elles surgissent lorsque nous voyons des images que nous croyions comprendre présentées dans de nouveaux contextes – la stratégie de commissariat d’Hendeles –, ce qui les rend étranges et surprenantes.

On trouve un autre exemple de l’utilisation de la photographie par Hendeles dans les groupes d’images montrés dans le cadre de Predators & Prey, l’une des deux expositions en cours à la Ydessa Hendeles Art Foundation. Dans ce cas-ci, Hendeles a grandement (mais non complètement) délaissé la présentation d’œuvres d’art somptueuses de qualité muséale, pour reprendre l’arrangement tactique de photographies vernaculaires comme dans le Teddy Bear Project. On y voit une paire de chaussures dorées à hauts talons, brillantes et suggestives (à la fois symboles du prédateur sexuel et de la proie), une trousse pour tuer les vampires (avec pistolet et balles en argent), un service en porcelaine provenant du malheureux dirigeable nazi, l’Hindenburg, objets qui, en eux-mêmes, évoquent des souvenirs ou constituent des curiosités sans grand intérêt. Toutefois, dans le contexte proposé par le titre de l’exposition, ils deviennent les éléments d’une allégorie complexe de la vie quotidienne jouant sur plusieurs niveaux : la quête psychanalytique de secrets profondément enfouis, la recherche incessante d’échanges sexuels et la chasse, plus meurtrière, des vampires et des fantômes qui hantent l’imaginaire moderne.

De nouvelles significations tragiques surgissent des groupes de photographies de dirigeables dans Predators & Prey comme les photos-souvenirs allemandes de paysages figurant sur des paquets de cigarettes, prises depuis les nacelles de ces aérostats pendant les années 1930, et les images d’Associated Press documentant l’incendie de l’Hindenburg en 1937. L’ombre apparemment innocente d’un dirigeable survolant les grandes capitales préfigure l’ombre politique sinistre des ambitions allemandes qui allait couvrir le monde entier, à peine quelques années plus tard. De la même façon, les photos de reportage deviennent plus que la documentation d’une de ces calamités purement modernes qui remettent en question la confiance populaire dans les merveilleuses technologies de notre époque. Elles nous rappellent la soif de spectacle – la proie journalistique par excellence – qui motive l’action de la presse et témoigne du pouvoir qu’ont les médias de masse de livrer une imagerie sensationnelle à des consommateurs avides des sensations fortes que suscitent leurs vies trépidantes. Selon cette hypothèse, nous sommes à la fois des prédateurs et des proies, enfermés dans le piège que constitue l’information dans la société industrialisée.

Pour la plupart des gens, cette société est leur seule réalité culturelle. Les collections de photographies d’Ydessa Hendeles nous plongent dans les pathologies et les contradictions de cette culture, et dans les angoisses que provoque son flot chatoyant d’images médiatisées.
Traduit par Denis Lessard

Récipiendaire du prix du Gouverneur général du Canada pour ses innovations muséales et ses actions philanthropiques, Ydessa Hendeles a amassé l’une des collections d’art contemporain les plus respectées au monde. Elle est membre du conseil international du Museum of Modern Art (MoMA, New York), du Tate International Council (Londres), du comité d’acquisition du Jewish Museum (New York), du conseil de Dia (New York) et du conseil international du Museum of Contemporary Art (Los Angeles).

John Bentley Mays a été chroniqueur en arts visuels et architecture pour le Globe and Mail et le National Post. Il est l’auteur de In the Jaws of the Black Do: A Memoir Depression; d’Emerald City: Toronto Visited et Power in the Blood: Land, Memory and a Southern Family qui a été en nomination pour le prix Viacom Canada’s Writers’ Trust Non-Fiction et a été qualifié de livre important pour l’année 1997 par le Globe and Mail. Il a aussi été lauréat du National Newspaper Award et du National Magazine Award.