Le Mois de la photo à Montréal – Sylvain Campeau

[Printemps 2008]


Explorations narratives, Montréal
6 septembre – 21 octobre 2007

Le critique d’art qui doit se mesurer à un événement de l’ampleur du Mois de la Photo ne peut évidemment rendre compte de toutes les expositions dans les limites du texte qu’il doit y consacrer. Pour arriver à saisir et à traduire la portée et le sens de l’ensemble, il lui faut, me semble-t-il, l’aborder en deux temps. Dans le premier, il mesure la teneur de ce qui a présidé à l’intuition première, au coup d’envoi initial, donc, il examine la thématique et la façon de faire qu’a choisie la commissaire pour la déployer. Dans le second, il lui faut aller vers la singularité de quelques expositions qui lui apparaissent les plus fécondes et achevées au regard de cet objectif.

Une première observation, évidente, s’impose: Marie Fraser a préféré présenter des expositions individuelles. On ne trouvait donc que peu d’expositions de groupe dans la pléiade d’événements que regroupait ce Mois 2007. Si bien que même les quelques-unes qui résistaient à ce mouvement général semblaient être du lot des présentations individuelles, rassemblées en un même lieu pour des raisons logistiques de manque d’espaces. En effet, les œuvres des frères Sanchez, des duos Trine Sondergaard et Nicolai Howalt et de Eve Sussman et la Rufus Corporation, toutes présentes à la Parisian Laundry, occupaient des salles différentes et n’étaient en aucune façon véritablement réunies. Pas plus que ne le semblaient être les œuvres vidéographiques toutes projetées dans l’Espace vidéo, à proximité du quartier général de Mois. On avait donc, plus que jamais, l’impression d’une constellation, telle que décrite par la commissaire elle-même, d’événements qui tous ensemble formaient une seule et même gigantesque, et éclatée, comme distendue… exposition. Ainsi étalée dans le tissu urbain, elle couvrait la ville même en  constituant un réseau de tendances.

Cette constellation d’expositions est cependant plus qu’une coquetterie ou un coup de marketing. Il est vrai que l’étendue dans l’espace urbain de nombreuses expositions a trop souvent nui à l’événement. Comment, en effet, embrasser d’un regard rassembleur de si nombreuses présentations, comment en apprécier la thématique globale? Il est donc logique d’épouser une forme plus souple et de supposer que chacune de ces vitrines montre un aspect de la question. Il y a aussi une option théorique qu’on trouve d’ailleurs détaillée dans le texte de Jean-Christophe Royoux («Le récit après sa fin: allégories, constellations, dispositifs»). Il défend là l’idée d’un passage du récit linéaire traditionnel, dans le respect de la chronologie, à un éclatement sur le mode spatial qui épouserait la forme de la constellation. Il ne s’agit plus de déconstruction active comme telle, agissant comme un retour spéculatif et critique sur la forme classique de la construction linéaire, la mettant en doute et au jour à la fois, tel qu’on en a connu de nombreux exemples dans les années 1980 et 1990, mais bien d’une construction sous le mode du dispositif, du morcellement, de la dissociation. Le spectateur fait ainsi l’expérience du récit plutôt que d’être confronté au récit de l’expérience, toute empaquetée et préparée pour lui. Cette réflexion, qui s’applique ici aux modalités du récit que Royoux qualifie de posthistorique, vaut aussi pour les modalités de présentation des œuvres en expositions qu’a privilégiées Marie Fraser, épousant étroitement son sujet.

Dans son propre texte, la commissaire décline aussi ses choix esthétiques en catégories. La narration en photographie et vidéographie, bref, la narration par l’image, se présenterait sous les traits différenciés de la mise en scène et de la reconstitution photographiques, dans un premier temps, puis, dans un second, fonctionnant tel un oxymoron, sous ceux de l’anomie narrative et de la stratégie déceptive pour un cinéma habitant les frontières de la photographie et, à l’inverse, par l’entropie narrative et la prolifération par expansion de traits distinctifs du cinéma.

De ce premier état de la narrativité, ce sont les œuvres de Ève K. Tremblay, des frères Sanchez, d’Éric Baudelaire et de quelques autres qui fournissent les meilleurs exemples. Or, si les images de Tremblay, de Baudelaire et des Sanchez font des allusions claires au temps suspendu d’une action en cours, avec l’ajout de la référence cinématographique pour Tremblay, celles de Norton Maza comme du duo formé de Trine Sondergaard et de Nicolai Howalt sont à mettre dans le lot de la théâtralisation de l’image. Ce n’est certes pas qu’il n’y ait pas en elles des éléments narratifs, mais cette mise en scène et construction figée dans le temps absolu et contrôlé du théâtre semble obéir à d’autres automatismes et paramètres, bref s’en remettre à un autre univers de référence. Le fait de les regrouper dans une même catégorie met en évidence que d’autres distinctions, qui ne sont pas à dédaigner, existent tout de même et sont déterminantes. On rangera dans le même groupe les œuvres de Marisa Portolese et de Thomas Kneubühler qui semblent relever à d’autres préoccupations.

On s’étonne aussi quelque peu que la commissaire n’ait pas trouvé bon de composer avec des œuvres qui ne suspendent pas la narration dans une seule image mais qui tentent de l’animer d’une image à l’autre. Où sont donc passés les héritiers de Duane Michals? Est-ce là dire que c’est une option esthétique qui appartient totalement au passé? Et à supposer que ce soit cela la position de la commissaire, il est étrange qu’elle ne s’en explique pas, qu’elle ne prenne pas position sur cette question. Alors qu’elle fait d’autre part, sauf cette omission, un tour d’horizon très convaincant et très complet. Sinon, on ne peut que saluer cette entreprise si accomplie. Je m’en voudrais d’ailleurs de ne pas le souligner. L’ouvrage, autant dans ses manifestations d’essai critique dans le catalogue que dans les lieux d’exposition, reste remarquable. Le catalogue, surtout, restera une référence en la matière.

C’est dans leurs rapports troubles et controuvés avec le cinéma que photographie et vidéographie trouvent dans cette constellation leur meilleure expression. La reconstitution imaginée d’Eve Sussman d’un mythe romain dans son œuvre vidéographique The Rape of the Sabine Women, avec toute la liberté qu’elle se permet dans la transposition à la moderne, années 1960, en est un bon exemple, tout comme le Recast and Reshoot (Burghers of Seoul) d’Adad Hannah. En cette dernière œuvre, l’artiste y va d’un long travelling circulaire, sans cesse recommencé, autour de travailleurs coréens mimant, par leur pose en gestes suspendus, la sculpture d’Auguste Rodin, Les Bourgeois de Calais. Une semblable suspension du temps, bien que renvoyant à d’autres réflexes, montre des êtres surpris dans leur intimité et en interaction avec d’autres, dans Décalage de Bettina Hoffmann. Dans ces deux derniers cas, il en va comme si la force des propositions esthétiques des artistes rencontrait harmonieusement celle de la réflexion théorique et critique de la commissaire, décuplant sur nous l’impact des unes comme de l’autre.

Ce sont principalement les œuvres de Douglas Gordon et de David Claerbout qui rendent le mieux compte de ce que Marie Fraser entend par anomie narrative. Il s’agirait, dans un premier cas, d’une sorte d’enlisement de la narration par le recours à un respect abusif d’un temps réel qui supplée au temps narratif. Dans 5 Year Drive-By, Douglas Gordon décide de prendre au mot et au temps le western de John Ford, The Searchers, dont l’histoire est censée se dérouler sur cinq ans. Gordon présente le film au ralenti de manière à ce que temps réel et temps narratif coïncident totalement. Il en résulte évidemment une sorte de fixité apparente, la lenteur étant telle qu’elle bloque la projection sur une image pendant de longs instants. Pour David Claerbout, cette anomie consiste plus précisément à épouser, lors d’un travelling avant fait de nuit, à l’aide d’un éclairage projetant son halo sur une distance limitée, les allures d’un suspense, musique inquiétante à l’avenant pour nous amener à découvrir un simple chat. Salla Tykkä fait de même dans Zoo alors que l’héroïne, vague sosie de Kim Novak, parcourt à pas parfois précipités un zoo inhabité. À l’occasion, des séquences montrant des nageurs poursuivant sous l’eau un ballon lesté qu’ils cherchent à loger dans un panier viennent accentuer le climat lourd d’un suspense finalement sans objet.

Quant à la catégorie dite de l’entropie narrative et de la prolifération discursive, elle trouve encore son meilleur exemple dans l’œuvre de Stan Douglas, Klatsassin, du nom d’un chef indien Tsilhqot’in. L’histoire se déroule dans une forêt canadienne et tourne autour de l’assassinat d’un Blanc qui escortait un prisonnier amérindien. D’un témoignange à l’autre, les versions reprennent les mêmes scènes, y ajoutent un ingrédient nouveau, un détail qui donne un sens inédit à l’ensemble et relance la question du motif et des circonstances exactes. Il en résulte un total de huit cent cinquante permutations, composant en définitive un film d’une durée de soixante-dix heures.

Constellation dans sa présentation matérielle, son étalement urbain, théoriquement soutenu par une réflexion convaincante, ce Mois de la photo placé sous le thème des Explorations narratives demeurera certes un moment fort dans la brève histoire de l’événement. Naviguant allègrement entre photographie et vidéographie, l’image s’est ici distendue jusqu’à former histoire et fiction, selon des registres qui sont spécifiques aux deux médiums et à ce qui leur arrive de pouvoir partager.

Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (ETC, Ciel variable, Photovision et Papel Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur d’un essai, Chambres obscures: photographie et installation, et de quatre recueils de poésie.