[Été 2008]
par Sylvie Parent
La popularité grandissante des appareils photo numériques et leur contact direct avec l’ordinateur ont grandement favorisé l’envoi d’images par courrier électronique et la publication de photographies sur le réseau. L’appropriation rapide de ces technologies par le public a donné lieu à des activités de plus en plus répandues, comme le partage de photos numériques et la production de sites personnels chargés d’images.
D’abord textuels, les sites personnels des débuts du Web se sont graduellement peuplés d’images, la photographie ayant rapidement pris sa place dans ces pratiques qui documentent l’existence et les réflexions de leurs auteurs. D’apparition plus récente, les multiples blogues et photoblogues (de même que les vidéoblogues ou vlogues) prolongent ce même phénomène d’exposition de soi que la photographie contribue à soutenir. Le mouvement peer to peer s’est intensifié avec le temps et les sites de ce qu’on appelle désormais le Web 2.0 se sont dynamisés, se renouvelant continuellement en favorisant une architecture de participation responsable de nouveaux réseaux. Bien entendu, les artistes ont été parmi les premiers à déceler ces tendances, à réfléchir sur leurs effets et à exploiter les mêmes possibilités à des fins expressives.
L’apparence désinvolte constitue donc une sorte de garantie de leur valeur comme document.
Certains projets artistiques, tels que ADaM-Project (www.adamproject.net) de Timothée Rolin, s’appuient précisément sur ces phénomènes. Le site documente les moindres faits et gestes du quotidien de son auteur et d’autres participants. Or le visiteur parcourt ce projet – une journée à la fois ou d’un mot-clé au suivant – en se promenant entre les existences des uns et des autres, si bien qu’il n’identifie plus très bien qui est l’auteur de chaque image. Les photographies, souvent banales et dénuées de recherche esthétique (cadrage et éclairage approximatifs), finissent par se ressembler. En cela, le projet met en évidence le caractère universel de ces moments ordinaires du quotidien tout en faisant valoir l’aspect démocratique de la photographie et d’Internet.
Il n’est d’ailleurs pas rare que les photographies soient volontairement pauvres sur Internet. La diffusion et l’accès ont souvent primé sur la résolution de l’image ou ses qualités visuelles. Dans cet environnement, la valeur de témoignage l’emporte souvent sur la recherche esthétique, la pauvreté visuelle jouant curieusement en faveur de l’authenticité et renforçant ainsi l’aspect documentaire. En effet, ces photographies auraient pu très aisément être améliorées numériquement à l’aide d’outils d’édition ; leur apparence désinvolte constitue donc une sorte de garantie de leur valeur comme document1.
La publication surabondante de photographies sur le Web collaboratif – dans les photoblogues comme dans des sites plus spécifiquement axés sur l’archivage – engendre des bases de données démesurées facilement accessibles et malléables. Ces nouvelles collections que tout un chacun peut augmenter et modifier font aujourd’hui partie d’une archive collective en développement continu. Plusieurs artistes se sont approprié ces bases de données pour les détourner de leur utilisation habituelle, en particulier celles constituées par le moteur de recherche Google Images ou le site d’archivage et de publication de photos Flickr, ou même les images publiées sur eBay et d’autres sites à vocation commerciale2. Un exemple éloquent de cette tendance est Subvertr (http://www.-subvertr.com/), mis sur pied par un collectif, initiative manifestement inspirée de Flickr et ayant pour objectif de corrompre l’emploi usuel de ce genre de site.
De son côté, l’artiste français Christophe Bruno a réalisé un bon nombre de projets qui exploitent les outils du Web, en particulier le moteur de recherche Google. Ainsi, Non-Weddings (http://www.-iterature.com/non-weddings/) force la réunion de deux images extraites aléatoirement de Google Images selon les mots-clés choisis par le participant. Cette œuvre générative donne lieu à des couplages inusités, parfois humoristiques et généralement incongrus. La disparité visuelle résultant du jumelage met en évidence la difficulté d’effectuer des rapprochements, et donc de créer du sens, au moyen des contenus bigarrés de ces collections d’images numériques.
La volonté de structurer cette masse d’images et de lui procurer ainsi une valeur sémantique est au cœur de nombreux autres projets. Ainsi, la Googlehouse de Marika Dermineur et Stéphane Degoutin (http://googlehouse.net/), par un recours à la métaphore architecturale, propose de construire une maison à l’aide d’images issues de requêtes adressées au moteur de recherche. Alignées les unes à côté des autres, puis disposées de biais de façon à produire un effet d’emboîtement, ces vues d’aménagements intérieurs (jointes à bien d’autres éléments trouvés au hasard du prélèvement aléatoire) composent un labyrinthe sans fin qui ne parvient pas à offrir une construction cohérente, montrant plutôt la confusion résultant d’une telle abondance. La séquence ininterrompue de surfaces ne fait qu’accentuer la superficialité, au détriment de l’intériorité qu’aurait pu supporter le motif de la demeure.
Pour sa part, Reynald Drouhin puise dans ce même répertoire pour composer des mosaïques monochromes en perpétuel mouvement. Dans le projet génératif Monochrome(s) (http://www.incident.net/works/monochromes/), la couleur, dans toutes ses déclinaisons, agit comme référence mais ne parvient pas à unifier sémantiquement ces ensembles, soutenant plutôt la grande diversité des propositions qui s’en réclament. Le Self-Portrait (http://transition.turbulence.org/Works/self-portrait/) d’Ethan Ham, quant à lui, s’avère une autre tentative d’harmoniser ces énormes quantités d’images, de leur trouver une base commune. L’utilisation d’un logiciel de reconnaissance faciale associé au site Flickr vise ici à trouver des images correspondant à un autoportrait de l’artiste. Les analogies visuelles qui découlent de cette démarche surprennent par leur diversité. À défaut de former un ensemble homogène, fondé sur la similarité, le projet crée des liens entre des individus d’origines et de milieux différents.
Tandis que ces projets tentent de spatialiser des répertoires d’images afin d’en faire un ensemble visuel intelligible, d’autres opteront plutôt pour une construction temporelle, c’est-à-dire une structure dynamique qui engage la photographie dans une séquence pour se rapprocher de l’expérience cinématographique3. Dans One Word Movie (http://www.onewordmovie.ch/) de Beat Brogle et Philippe Zimmermann, un film est généré à l’aide d’un mot-clé servant à extirper des images archivées sur Google Images. Or, la dissimilitude de ces prélèvements contrarie l’impression de continuité, quelle que soit la vitesse à laquelle les images se succèdent et même si cette suite est organisée en boucles. La structure filmique ne permet pas de concevoir un tout cohérent. À l’origine de ce déroulement dissonant, le mot-clé, unité aux visages illimités, ne mène qu’à la dérive du sens.
Avec son Flickeur (http://incubator.quasimondo.com/flash/flickeur.php), Mario Klingemann explore lui aussi une forme dynamique se rapprochant du film, pillant Flickr et enchaînant les images de sources diverses. Par ailleurs, l’artiste utilise ici des stratégies inspirées du cinéma (progression lente, flous, fondus enchaînés, balayages, retours sur des images vues précédemment, superpositions, etc.) qui produisent des effets de continuité. L’expérience passive permet à l’usager d’assister à un film étrange, atmosphérique, aux qualités oniriques, pouvant avoir certaines affinités avec le cinéma expérimental. Ceux qui vont mourir (http://inci-dent.net/works/mourir/), de Grégory Chatonsky, puise pour sa part tout aussi bien dans YouTube, Flickr que dans Experience Project, trois sites fort populaires du Web 2.0. Le projet associe les aveux des uns aux images des autres de façon à constituer une suite de récits engageants. La valeur psychologique des témoignages ainsi que la superposition des mêmes textes sur plusieurs images permettent d’effectuer des passages entre les fragments. De plus, le déroulement lent du film favorise l’assimilation et contribue à la création d’actes sémantiques. Par ces différents aspects, le projet offre un portrait fluide du Web habité par ses collaborateurs.
Les immenses collections de photographies du Web collaboratif résultent de nouveaux comportements liés au partage d’images, ainsi qu’à la diffusion et à la consultation de celles-ci sur le réseau. Ces collections accessibles à tous sont devenues des albums de photos numériques collectifs faisant désormais partie de notre environnement visuel. Toutefois, elles demeurent problématiques du fait de leur démesure et de leur inconsistance. Certains artistes se sont approprié ces ensembles et ont cherché à créer des liens entre leurs contenus afin de leur procurer une valeur sémantique. Ce faisant, ils ont réalisé des constructions spatiales et temporelles qui contribuent à révéler le visage du Web 2.0.
3 Au sujet de la tension entre le caractère fixe de l’image photographique et l’environnement dynamique du Web, voir « Projets photographiques pour le Web : du statique au dynamique », CV ciel variable, nº 76, juin 2007.
Sylvie Parent est critique d’art et commissaire indépendante. Elle est l’auteur de nombreux textes sur l’art contemporain et néomédiatique et a conçu plusieurs expositions tant sur la scène locale qu’à l’étranger.