par Sylvain Campeau
Kaixian, vous connaissez ? C’est un charmant lieu touristique s’il en fut jamais un ! Mais, pour y séjourner, il faudra repasser car la ville est désormais sous les eaux du Yangzi. Il vous reste, si vous désirez le visiter virtuellement, les images du jeune photographe chinois Yang Yi, originaire de cette ville. Vous devrez cependant vous faire à une chose. Ces images ont été, apparemment, prises sous l’eau. Les bulles qui s’échappent des personnages en témoignent amplement.
Il en résulte des scènes aberrantes et dérangeantes, toutes issues de l’imagination et d’un rêve inquiet. Car Yang Yi a rêvé ces scènes. Il les a vues d’abord dans son sommeil et l’expérience n’a pas été sans provoquer chez lui une angoisse telle qu’il en a éprouvé un sentiment de suffocation. C’est ainsi qu’il a décidé, au cours des trois dernières années d’existence de sa ville natale, de retourner, caméra à la main, en ces lieux empreints des images et des souvenirs de sa jeunesse. Il a ainsi pu percevoir l’état de décrépitude avancée où se trouvait sa cité, déjà gagnée à la destruction progressive entamée par les autorités et la population. En témoigne ce slogan dont il nous rapporte lui-même l’existence et le libellé : « Détruisons la moitié de la ville en cent jours ». À cet enthousiasme de commande, forcé, on le devine bien, auquel ont dû répondre les habitants de l’endroit, Yang Yi a voulu répondre par cette mission photographique particulière, mission qui s’oppose totalement à celle exigée par les autorités, pour les besoins de la modernité et de la mégaproduction électrique. Qu’ont, en effet, à opposer Yang Yi et tous ses pareils, nostalgiques des 160 sites historiques et archéologiques disparus, à ce barrage des Trois Gorges, long de 2 335 mètres et haut d’environ 100 mètres, d’une capacité de production électrique qui représente 84,7 TWh d’électricité par an ? Qu’ont-ils à opposer au progrès et à ce réservoir d’une superficie de 1 084 km², ces 1,2 million (et plus) de personnes déplacées sans qu’aucune forme d’aide leur soit accordée, ce nombre énorme de personnes mortes sur le chantier en 10 ans et ces 15 villes et 116 villages submergés ? Combien peu comptent aussi ces 600 km2 de terres agricoles et de forêts inondées.
Images de l’engloutie
Devant toute cette mer de chiffres à l’allure gigantesque, devant l’ampleur de toute cette industrialisation triomphante et ce déploiement industriel, le projet de Yang Yi, Uprooted (Déracinés), surnage avec peine. N’aurait-il été question que d’images de lieux bientôt engloutis, nous n’aurions là qu’un autre effort documentaire, et il faudrait en rester là, à ces chiffres, à notre indignation rentrée, à ce que l’écrivaine chinoise Dai Qing a qualifié de « farce ridicule et néfaste qui va hanter les dirigeants chinois ». C’est que l’artiste n’a pas choisi de faire dans la dénonciation emportée. Il n’a pas non plus opté pour le renversement éthique d’un Edward Burtynsky, par exemple, qui maquille ses images de dévastation, cimetières de grands bateaux, poussières et débris de mines oubliées, lieux d’extraction industrielle abandonnés; qui les barde, dis-je, de couleurs luxuriantes, comme on le ferait de paysages bucoliques, confrontant les spectateurs à des beautés délétères et nocives, sous le couvert d’une esthétique romantique qu’il pervertit habilement. Burtynsky, incidemment, s’est lui aussi chargé de documenter par l’image photographique le paysage changeant des lieux altérés par cette construction monstrueuse. Il l’a fait pour que traces soient gardées de ces préjudices et il l‘a fait sous le mode d’une enquête imagière globale qui va d’un lieu à l’autre, du chantier et de la construction progressive du barrage, dans ses étapes préparatoires, aux habitats humains et naturels en débâcle, forcés prématurément à la ruine.
En 2009, Kaixian et les 1800 ans d’histoire de la ville de mon enfance seront rayés de la carte. Je suis né là il y a 36 ans. Ce jour-là, je me réveillerai englouti moi aussi.
Les villages et les jours : vestiges en marche
Mais cela est assez loin de la tâche que s’est donnée Yang Yi. D’abord, il lui a fallu faire vite car, d’un voyage à l’autre, tout se métamorphosait rapidement. Il a visité les lieux sur une période de trois années, la deuxième en bateau sur le Yangzi et la troisième, sur les chapeaux de roue, avec un sentiment d’urgence. Les images qui en résultent possèdent une bonne dose de velléités achroniques en ce sens qu’elles dépeignent une version apparemment imaginaire. D’une part, il est vrai que telles seront bientôt les composantes des cités submergées. Des pans de mur, des décombres, des rues et maisons éventrées seront bien telles que nous les voyons dans cette version de l’avenir. Mais, d’autre part, cette version est fantastique. On sait bien, on sent bien que les gens qu’on y voit ne peuvent être là, ni y rester. Cette présence de piétons et d’habitants masqués, les pieds bien ancrés au sol, comme ils le seraient en milieu terrestre, en souligne toute l’impossibilité. Ils sont là, parfois torse nu, comme de véritables plongeurs, avec, à la main, un quelconque vestige, un numéro de rue parfois, de cette vie qu’ils avaient. Ces images sont les éléments dramatiques, les images d’un retour imaginé, d’une visite mélancolique, d’une tentative désespérée d’habitation. D’autres sont plus poignantes, celles des gens qui décident en quelque sorte de faire fi de la fatalité. Des parents font face à la caméra, désireux d’être pris en souvenir, avec, près d’eux, un de leurs enfants vêtu de teintes vives, qui détonnent dans le glauque, les couleurs terreuses des eaux et le grisâtre ennui des débris. D’autres, encore, font comme si de rien n’était. Ils continuent à vaquer à leurs activités habituelles. Là, on joue aux cartes. Ailleurs, un barbier coupe les cheveux d’un client. L’un joue à la marelle et un autre encore fait son taï chi matinal. Cette indifférence devant le triste sort annoncé semble la figure avancée de notre propre apathie et semonce tous ceux qui ont laissé cela s’accomplir. Et il est de nombreuses images encore dont l’ironie est savoureuse. Comme cet homme qui semble bien se tenir dans le fond d’une piscine ou cet autre, en chaloupe sur un plan d’eau, avec un masque et des bulles qui en sortent et montent vers la nouvelle surface.
De ces villages enfouis, Yang Yi a fait des sites immémoriaux. Il a su les auréoler dans leur destin immédiat et inéluctable tout en leur donnant un sépulcre. Son travail parvient à créer une version fantastique de ce qu’ils seront bientôt. Il en va comme si les vertus commémoratives de ces images parvenaient à faire alliance avec une transfiguration du lieu par l’imaginaire. Comme si les propriétés mémorielles de la photographie prenaient ces images à l’avance. Elles sont en fait la révélation d’une prospection imaginaire qui amène les lieux, les force, pourrait-on dire, à être un souvenir par avance, un souvenir en devenir. Une mémoire annoncée. Mythique par anticipation. Sans doute est-ce là ce qui retient en elles, ce double aspect sur lequel elles jouent : pronostic d’une réminiscence. Avec elles, Yang Yi crée d’avance une mémoire à laquelle il veut être lié, dans laquelle il veut vivre aussi, pour ne pas disparaître dans la trame détruite de ces bourgs et cités qui furent.
Dans un article publié dans Ici, la Chine, écrit par Brigitte Duzan, Yang Yi en dit ceci :
« En 2009, [Kaixian] sera la dernière ville à être évacuée et submergée par les eaux du barrage, qui déracineront ainsi pour toujours ses habitants. Kaixian et les 1800 ans d’histoire de la ville de mon enfance seront rayés de la carte. Je suis né là il y a 36 ans. Ce jour-là, je me réveillerai englouti moi aussi. »
Yang Yi est né à Kaixian (province de Chongqing, Chine) en 1971. Il a travaillé comme graphiste de 1993 à 2000 et cofondé une agence publicitaire, Lan Se Fei Yang, à Chengdu en 2001. Ses œuvres ont été exposées en Chine et ont récemment été incluses dans une exposition organisée par Mouvement art public (MAP) sur les abribus d’une quinzaine de villes canadiennes et mexicaines. Yang est représenté par la galerie photo Paris-Beijing à Beijing.
Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision, et Papal Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur de l’essai, Chambre obscure : photographie et installation, et de quatre recueils de poésie.