par Stephen Horne
La déclaration de Wodiczko, certes datée de la fin des années 1980, et malgré son arrogance condescendante et grandiloquente, reste valable pour l’essentiel : cette esthétisation de la vie quotidienne a été l’une des avenues principales de la société moderne, ce qui finit par remettre en cause la pertinence de l’art.
À l’époque où Wodiczko montait ses projections, l’art contestataire impliquait à la fois une distanciation brechtienne et la conviction que chaque œuvre d’art était porteuse de changements politiques concrets. Aujourd’hui encore cette rhétorique accompagne les manifestations d’un art qui se veut critique et subversif, passant à côté du fait que les œuvres innovatrices révèlent leur véritable complexité en relation avec le discours sur l’art et le parcours individuel de l’artiste, c’est-à-dire, au-delà de toute démarcation entre l’intérieur et l’extérieur, en relation avec le « monde ». Croire que les « œuvres d’art » accèdent à ce statut – ou lui résistent – et fonctionnent en dehors de ce cadre (interne) serait une position simpliste. Cependant on peut aujourd’hui attribuer (rétrospectivement) un certain degré d’hypocrisie aux pratiques de Wodiczko, de Daniel Buren et d’autres artistes de cette période, qui ont fait une carrière reconnue par les institutions en travaillant soi-disant « à l’extérieur ». Barbara Kruger fut néanmoins plus explicite au sujet de son art et d’un public extérieur en disant :« Rien n’est à l’extérieur du marché ».2
La critique contestataire est motivée par le désir de résister à la récupération bureaucratique et commerciale de l’art dans les projets de réhabilitation urbaine et à son instrumentalisation par les médias et l’industrie touristique pour donner une image plus cosmopolite de la ville.3
Il y a également eu quelques tentatives pour donner aux membres de communautés défavorisées les moyens de parler par eux-mêmes. Parmi ces travaux, les plus intéressants sont ceux qui considèrent que « l’impureté » de l’art a toujours été endémique, et qui utilisent le langage dialogique de « la vie quotidienne en tant que spectacle » pour instaurer un débat et un dialogue au-delà des frontières artificielles entre intérieur et extérieur.
Deux œuvres de ce type ont été exposées à Montréal pour un temps limité : There is no place like home, de Ken Lum, présentée en 2001 au Mois de la Photo, et Fringe de Rebecca Belmore, actuellement visible rue Duke, dans le Vieux-Montréal, et qui faisait partie du Mois de la Photo en 2007. Lum avait conçu une photographie murale de la taille d’un panneau d’affichage, installée sur la voie publique. Sur plusieurs enjeux de la vie quotidienne, notamment le multiculturalisme et ses conflits avec les notions d’identité culturelle, d’appartenance ou d’un chez-soi, la murale de Lum remet en question des idées préconçues pour les remplacer par un échange dialogique. Ce type d’œuvre ne se contente pas de publiciser les enjeux : il adopte la dynamique même de son sujet. Ici, c’est la politique du multiculturalisme valorisant la possibilité d’expressions « multiples » : l’œuvre illustre cette accessibilité non seulement en fonctionnant sur plusieurs niveaux, mais en révélant les opérations de codification des intérêts en présence, et en distinguant bien celui qui parle de celui auquel on s’adresse. En d’autres termes, une œuvre qui revendique un mode de fonctionnement en rapport avec l’espace public doit fonctionner de façon performative, en incarnant ce qu’elle affirme, particulièrement la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, entre le « Je » et le « Vous ».
Installée sur le toit d’un bâtiment du Vieux-Montréal, juste à côté d’une autoroute très fréquentée qui pénètre la ville, Fringe, de Rebecca Belmore, évoque à première vue une publicité ou un décor urbain sophistiqué. Dans la « communauté artistique », Belmore est connue pour ses explorations de la notion d’identité culturelle, basées sur des performances, notamment lorsqu’elle met en scène sa propre expérience et représentation en tant qu’artiste originaire des Premières Nations. Fringe nous montre une silhouette familière dans le contexte de la publicité, celle d’une femme nue étendue sur le côté, vue ici de dos, indifférente à l’objectif, ou réticente à être vue. Deux éléments s’imposent ensuite au regard : sa nudité est en partie voilée par un drap blanc sur ses hanches, et une large cicatrice, ourlée de points de suture blancs terminés par un court cordon de perles, traverse tout son dos en diagonale et évoque ainsi une « frange », symbole médiatique du « vêtement tribal traditionnel ». Sa tête repose sur un oreiller blanc, et le drap blanc sur lequel elle est étendue recouvre une surface rigide, horizontale et parallèle au cadre, qui suggère un contexte institutionnel. La narration implicite de cette image ambiguë d’une jeune femme qui expose à la fois sa blessure et sa « réparation » est qu’elle témoigne en même temps de son refus d’être exposée tout en étant littéralement offerte au voyeurisme du spectateur, portant en quelque sorte la blessure de sa visibilité. Dans ses premiers travaux, Geneviève Cadieux explorait l’impact psychologique d’une photographie révélant une plaie ou une cicatrice, avec un intérêt similaire pour la dimension fétichiste de l’image photographique, accentuée ici par les signes d’un rituel : les perles décorant les fils qui pendent de la cicatrice.
Ce que j’attends d’une rencontre avec l’art dans un espace « public », c’est que l’œuvre en révèle des aspects cachés et inattendus, simplement en s’affirmant comme art en partant de ce que cet espace lui offre. Cela implique généralement qu’elle soit élaborée en s’inspirant des matériaux, des intensités et des perceptions inhérents au lieu où elle s’inscrit. Ce que l’on retrouve en général dans l’espace soi-disant public, ce sont de la cœrcition « privée » et de « l’information » en provenance d’entreprises ou d’administrations ; et c’est donc le matériau dont les œuvres seront composées et à partir duquel elles vont « s’exprimer ». Je pense qu’il faut inclure l’architecture parmi ces éléments d’ « information », y compris ses matériaux et ses techniques, dans la mesure où ils exercent une cœrcition visuelle au service de l’organisation urbaine. Les œuvres dont je parle ici habitent leurs sites de façon anonyme, sans indication particulière. Lorsque les œuvres publiques sont désignées comme telles, voire accompagnées de panneaux didactiques expliquant leur statut et leur fonction artistiques, ces procédés d’identification sapent tout l’intérêt potentiel de ce qui est exposé.
les oeuvres innovatrices révèlent leur véritable complexité en relation avec le discours sur l’art et le parcours individuel de l’artiste
La présence d’œuvres photographiques dans l’espace urbain génère des propositions très différentes de celles qu’implique, de façon plus classique, la sculpture exposée dans un lieu public ou la notion d’in situ en général. En premier lieu vient la relation entre le créateur et le lieu physique, expérimental. Les attributs de la sculpture et son statut de pièce unique lui confèrent une sorte d’aura, tandis que la photographie, reproductible à volonté, semble exister en dehors d’un lieu ou d’un temps particulier, pour ainsi dire nulle part. Cet aspect de la photographie appartient à l’idéologie des nouveaux médias où la notion d’auteur apparaît dépassée en raison d’une « démocratisation » radicale de l’accessibilité et de la transmissibilité, qu’on peut rapprocher de la définition de la spatialité moderne en tant que « non-espace » urbain.
Des œuvres comme celles-ci, inscrites dans un contexte médiatique, posent la question de la relation actuelle entre l’art contemporain et le grand public. Il est certain que ces œuvres, et d’autres du même genre, interviennent dans l’espace même où les médias régissent nos vies par effet mimétique. Elles espèrent ainsi déjouer ou disperser cette influence dans le domaine artistique. Si rien n’est « extérieur au marché », on peut du moins amorcer une déstabilisation des identités fixées, ainsi que la création d’espaces transitionnels, de lieux qui invitent à vivre de façon créative.
Traduit par Emmanuelle Bouet
3 Johanne Sloan, « At Home on the Street », sous la direction de Johanne Sloan, Urban Enigmas, Montréal, McGill Queens Press, 2007, p. 213.
Stephen Horne est un artiste et un écrivain dont les essais ont paru dans plusieurs périodiques (Third Text, Parachute, Art Press, Flash Art, Canadian Art, C Magazine, Fuse) et dans des anthologies en anglais, en français et en allemand. Il a dirigé l’ouvrage Fiction ou d’autres histoires de la photographie (Dazibao, Montréal, 2000) et a aussi publié Abandon Building: Selected Writings on Art (Press Eleven, 2007). Horne a été professeur agrégé à NSCAD de 1980 à 2005 et a donné des séminaires à l’Université Concordia de 1992 à 2000. Il vit présentement en France et à Montréal.